Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
30 mars 2008 7 30 /03 /mars /2008 16:14
En ce temps là, la Normandie appartenait au Royaume d'Angleterre. Cela n'était, du reste, qu'une façon de parler, surtout sur la côte de la Déroute, entre la baie d'Avranches et le cap de La Hague. Car, si l'oiseau, virevoltant dans le vent, se moquait de savoir qui régnait sur l'estran, l'âne, tirant deux fois par jour, sur grève et lande, la charrette du goémonier, se souciait peu du monarque dominant les dunes qu'il traversait.

 

Il en allait de même pour les gens. Le pêcheur à pied qui partait dans l'aube froide ne reconnaissait qu'une seule autorité : La marée qui rythmait et sa vie et sa marche, et ses rêves et ses pensées.

 

Oui, ce pays de sable et de sel n'appartenait en fait à personne, sauf, peut-être, à la mer et au vent. La lande qui entourait le bourg de Créances avait le goût acide et la lumière à la fois crue et diluée de cette liberté. Où étaient les limites ? Quelle était la frontière? La mer s'arrêtait là où elle le voulait, puis s'en retournait, laissant d'immenses flaques où se mêlait au lilas de la bruyère, le corail du crépuscule. La mouette aux ailes piquées d'ardoise et de craie planait vers l'horizon, plongeait brusquement dans la vague, puis revenait avec un poisson de cuivre dans son bec d'étain. Au soir, elle s'envolait vers les nuages de l'Orient qu'elle prenait pour une citadelle livide, ultime caravansérail avant la nuit.

 

Rares étaient les voyageurs dans ce pays. Un moine remontant de Coutances pour retrouver son monastère vers Carteret, un marin allant embrasser ses parents avant d'embarquer sur un trois-mâts dans la lointaine Bretagne, un paysan, un colporteur égaré. Ils marchaient tous très vite, traversant la beauté et le mystère sans même les reconnaître.

 

Car il y avait de la magie en ces lieux. Lorsque la brume blêmissait le couchant, il s'érigeait des cités, des cathédrales et des calvaires en chair de rêve, en pierre de songe. S'agitaient les spectres, s'animaient les rumeurs, revivaient les légendes. Ce chien poursuivant une femme sur la lande était-il au cauchemar ? Ce prêtre errant sur la plage à la recherche de la Croix était-il à la vie ? Ces trois chevaliers noirs qui arrivaient de l'Est, lentement, étaient-ils au mirage ?

 

- Non, là, réellement, tu exagères, Blondel ! Tu es d'une épouvantable

mauvaise foi !

 

- Mais, Sire...

 

- Enfin quoi, James, vous êtes témoin ? A ce foutu carrefour, c'est bien lui qui

nous a fait prendre à gauche !

 

- oui, Sire, mais il y avait deux routes sur la gauche.

 

- Et alors ? C'est lui qui a demandé le chemin aux paysans, non?

- Ils n'ont rien précisé, Sire, simplement «prendre à gauche ».

 

- Ce n'est pas cela que je te reproche, Blondel. C’est ta mauvaise foi ! Tiens, c'est exactement comme hier soir, à la taverne.

 

- Mais, Sire…

 

- Oh, et puis arrête de bêler ! Dépêchons-nous plutôt ! Ca va bientôt être la nuit et je vous préviens, je ne dormirais pas dehors cette nuit. Que proposes-tu, Blondel ?

 

- Et bien, Sire...

 

- Ouais ! Tu ne proposes rien, quoi, comme d’habitude… Mais, enfin, comment as-tu fait pour me retrouver chez le Margrave, en plein cœur de l'Autriche ? C'était tout de même plus difficile que de rentrer tout bêtement chez nous, non ? Et vous, James, une idée?

 

- Continuer, Sire, continuer. Nous finirons bien par trouver la mer.

 

- On sera bien avancé ! C’est le port qui m’intéresse, moi ! Je vous rappelle, mes enfants, que j’ai un bateau à prendre et que je suis attendu en Angleterre. Je ne me promène pas, moi. Je ne suis pas un poète comme Messire Blondel, moi !

 

- On demandera, Sire !

 

- A qui ? Vous avez vu ce pays? Il n'y a que des corbeaux !

 

- Des mouettes, Sire, ce sont des mouettes.

 

- Raison de plus ! Ces animaux sont stupides. Il faut être nécessairement stupide pour vivre dans une telle contrée.

 

- C'est aussi votre royaume, Sire.

 

- S'il n'en tenait qu'à moi !... Allons, pressons le pas. Tenez, qu'est-ce que je disais ! Regardez à l'est, c'est déjà la nuit.

 

Il mit sa monture au trot et devança ses compagnons.

 

- Et bien ! Il n'est pas de bonne humeur, aujourd'hui !

 

- Que veux-tu, Blondel ! Toutes les fois où Richard quitte une dame, c'est la même chose. Il est d'une humeur de dogue pendant presque une semaine.

 

- Et comme il en quitte souvent ! ... Au moins, elle était mignonne la petite autrichienne ?

 

- Plus que cela, Blondel, Plus que cela. Pressons-nous, il va encore grogner.

 

Les trois chevaliers étaient de nouveau sur le même front. Seul le Baron James portait une cotte d'acier. Blondel et Richard avaient le même habit noir, anonyme. Leur visage se dissimulait sous des heaumes, noirs également, dont la visière restait fermée. Leurs armes, leur écu n'étaient frappés d'aucune couleur, d'aucun blason.

 

La nuit s'alourdissait de brume. Les chevaux trébuchaient de plus en plus souvent. Richard arrêta sa monture d'un geste de mauvaise humeur.

 

- On va finir par se rompre le cou. James, montez donc voir sur cette éminence grise.

 

Le Baron s'éloigna en murmurant.

 

- Très drôle, Sire, très drôle.

 

- Qu'est-ce que j'ai dit de si drôle, Blondel ?

 

- je ne sais pas, Sire, je ne sais pas.  Le Baron doit vieillir !

 

James inspecta l'horizon puis redescendit.

 

- Rien, Sire, rien au loin.

 

- Tu es sûr, Baron ?… Ecoutez tous les deux !

 

- Quoi, Sire ?

 

- Le ressac, là, un peu sur la droite. La mer est toute proche. En route !

 

Et les trois chevaliers repartirent dans la nuit. Soudain, Richard se dressa

sur ses étriers.

 

- Là-bas ! Une lumière ! Il y a une maison, là, juste sous l'étoile. Blondel a raison, Baron. Tu vieillis. Ta vue baisse.

 

A nouveau, Richard les devança.

 

- Tu lui as dit que je vieillissais ?

 

- Mais non, James, mais non. Il aura mal compris

 

- Tout de même ! C'est pas des choses à dire au Roi!

Partager cet article
Repost0

commentaires