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4 avril 2011 1 04 /04 /avril /2011 21:25

ACTE II

 

Seuls la table de travail et les 2 personnages sont éclairés par la lampe de cuivre du bureau. Le reste de la pièce est plongée dans l’obscurité. Deux heures environ sont passées ; il est 22 H 00 au cadran de l’église et 21 H 00 à celui de la pendule au dessus de la porte.

 

Le Juge et la jeune fille sont restés assis à la même place.

 

Dès que la lumière revient, on entend la voix du juge.

 

Le Juge: Vous confirmez que lorsque vous êtes rentrée, ce dimanche 28 mars, à 2 heures du matin, les enfants dormaient dans leur chambre

 

Marie: Oui Monsieur Le Juge, je vous le confirme

 

Le Juge: Réfléchissez bien: C'est important: était-il 2 heures précises ou environ 2 heures ?

 

Marie: Non, précisément 2 heures.

 

Le Juge: Comment pouvez vous être aussi affirmative?

 

A cet instant, 10 coups sonnent au clocher de l'église.

 

Marie (laissant s’égrener les coups) Lorsque j'ai mis la clé dans la serrure, le campanile de St Honoré, l'église du quartier où j’habite, a sonné 2 fois. Il était bien 2 heures du matin.

 

Le Juge: Cela ne prouve rien. Regardez, pour l'église, il est 22 heures mais la pendule, au dessus de la porte, donne, elle, l'heure du tribunal: 21 H 00 et à ma montre, il est (il la regarde)... tiens elle est arrêtée!

 

Marie : Je ne connais pas ce clocher, Monsieur Le Juge, ni la pendule de ce tribunal... par contre, je me souviens que mon grand père réglait sa montre à l’heure de l’église St Honoré. (Un temps) Si cette histoire d’heure est si importante pour vous, faites vérifier que l’heure donnée par St Honoré est juste.

 

Le Juge : Hélas, Marie, si seulement c’était aussi simple (il tape sur son dossier) J’ai le procès verbal non seulement des déclarations de vos voisins mais aussi d’un expert horloger dans ce dossier. La question était d’une simplicité… infantile : le carillon de Saint Honoré donne t-il l’heure juste ? Sur huit personnes interrogées, cinq disent qu’il avance de 2, 3 ou 5 minutes, deux qu’il retarde de quelques minutes et une ne sait pas… Quand à l’expert, après avoir lu les 35 pages de son rapport, je ne suis pas plus avancé… En conséquence, je ne sais pas si votre église dit ou non la vérité. (Un temps.) Laissons cette question d'heure pour l’instant. Disons qu'il était entre 1 H 55 et 2 heures 05 quand vous avez vérifié que tout allait bien dans la chambre des enfants...

 

Marie (secouant négativement la tête): Non, Monsieur Le Juge, il était 2 heures précises quand je suis rentrée mais au moins 2 H 15 quand je suis rentré dans la chambre des enfants…

 

Le Juge (relevant la tête): Tiens, il n’a jamais été question de ce battement de temps durant vos précédents interrogatoires… Qu’avez vous fait pendant ces 15 minutes ?…

 

Marie (regardant Le Juge dans les yeux): Vous tenez vraiment à le savoir, Monsieur Le Juge ? (un temps) C’est si important que cela un quart d’heure ?

 

Le Juge : Oui, tout est important, tout…

 

Marie: (haussant les épaules) Bon… (D’une ironie presque méchante) Vous savez avec qui j’étais et ce que j’ai fait dans la voiture de la personne avec qui j’étais… (Silence) Peut être pouvez vous comprendre que lorsqu’une femme a fait ce que j ai déclaré avoir fait dans une voiture, elle passe dans une salle de bain dès qu’elle le peut… Non ?

 

Le Juge (confus, presque rougissant) Excusez moi… Je ne voulais pas être...

 

Marie: Non, c’est moi qui suis idiote… Je n’ai jamais parlé de cet écart de 15 minutes avant ce soir… Je ne pouvais pas : il y avait trop de monde dans votre bureau : vous, le greffier, l’avocat…

 

Le Juge: Je comprends, Marie, je comprends…

 

Le clocher sonne pour la seconde fois les 10 coups de 22 H 00.

 

Marie : Je suis un peu fatiguée, Monsieur Le Juge.

 

Le Juge: Mon dieu, déjà deux heures que nous parlons… Voulez vous boire ou manger quelque chose?

 

Marie: oui...

 

Le Juge: Une salade et un soda light?

 

Marie: Un sandwich et un demi pression plutôt...

 

Il la regarde étonné...

 

Marie: Le poisson sentait mauvais ce midi et le plateau qu'on m'a amené était sale... Je n'ai rien mangé...J’ai faim.

 

Le Juge: C'est aussi mauvais que cela en prison?

 

Marie: Oui… très.

 

Le Juge (en se levant): C'est incroyable, incroyable... Les conditions d'incarcération en France sont…. Pourtant, Madame le Garde des Sceaux, a fait, il y a peu, un discours... un discours... remarqué à ce sujet...

 

Marie: J'ai faim, Monsieur Le Juge...

 

Le Juge (allant à la porte) Excusez moi, je parle et...

 

Il ouvre la porte et appelle le garde. Conciliabules dans le couloir. Le Juge tourne la tête vers Marie

 

Le Juge: On me demande à quoi vous voulez votre sandwich?

 

Marie: Au jambon et le second au fromage...

 

Même jeu

 

Le Juge: Avec des cornichons?

 

Marie: Oui, bien sur et du beurre, beaucoup de beurre...

 

Même jeu

 

Le Juge: Belge ou française la bière?...

 

Marie: Peu importe. Du moment qu’elle est à la pression…

 

Le Juge referme la porte et revient pour s'asseoir mais il se ravise en chemin et va à la fenêtre

 

Le Juge: (regardant le ciel): La neige va tomber. Vous ne croyez pas?

 

Marie sourit sans répondre. Le Juge la regarde

 

Le Juge: Pourquoi souriez-vous?

 

Marie: Je ne sais pas; on dirait que vous n’aimez pas la neige.

 

Le Juge: C'est vrai; je n'aime pas la neige... (Un temps) Je déteste cela depuis mon enfance. (Il se rapproche du bureau). Je ne sais pas pourquoi...Et vous, vous aimez la neige ?

 

Marie: Oui, je crois…

 

Le Juge: C'est étrange; tous les enfants aime la neige… Mais moi non… Je ne l’ai jamais aimé … Et même adulte, je ne l’aime toujours pas… (Un temps… rêveur) Et je ne sais pas pourquoi.

 

Marie: (toujours souriant) Je crois que mon grand père n’aimait pas la neige, lui non plus…

 

Le Juge : Ah oui ?

 

Marie : Oui. A cause de la guerre… Dans les tranchées… Il ne parlait jamais de sa guerre mais du froid des tranchées, oui…

 

Silence. Il la regarde

 

Le Juge (doucement) Vous étiez jeune lorsqu’il est mort… 6 ans, je crois

 

Elle hoche la tête

 

Le juge : Et pourtant, vous vous en souvenez encore… (Un temps) Vous étiez très proche de lui, Marie?

 

Elle hoche de nouveau la tête

 

Le Juge (toujours aussi doucement) : Plus que de votre mère ou de votre père?

 

Marie (relevant la tête): Pourquoi me poser la question? Dans votre dossier, il y a la réponse que j'ai faite au psychiatre qui m'a déjà demandé cela. (Plus doucement) Je n'étais pas proche de mon père

 

Le Juge: Pourquoi?

 

Marie: Pourquoi? Pourquoi? Si vous connaissez si bien mon dossier, vous savez pourquoi je n’étais pas proche de lui…

 

Silence

 

Le Juge: Pourquoi cette haine pour votre père?

 

Marie: Qui vous a dit que je le haïssais ? Certainement pas moi... Et puis non, arrêtez Monsieur Le Juge, ce serait trop facile ? ...

 

Le Juge: Qu'est ce qui serait trop facile, Marie?

 

Marie: Je n'aimais pas mon père, c’est vrai, mais je n'ai tué personne... (Un temps) Arrêtez de jouer le psy. Vous n’êtes pas bon dans ce rôle là...

 

Le Juge (long silence) Toujours sur la défensive, Marie...

 

Marie: On apprend cela très vite en prison: être sur la défensive... c'est même une question de vie ou de mort.

 

On frappe à la porte.

 

Le Juge: Ce doit être notre repas.

 

Il va à la porte et l'ouvre. On lui tend un plateau qu'il saisit et revient vers le bureau après avoir refermé la porte d'un discret coup de talon. Il pose le plateau sur le bureau. Il tend à Marie un sandwich entouré d'un papier, puis un second. Il a commandé pour lui une salade et une canette de coca light. Il découvre la canette de bière «1664»

 

Le Juge: Ah! Je suis désolé; j'avais pourtant bien spécifié : «pression». Ce sont des ânes... Voulez vous que je la fasse changer?

 

Marie fait «non» avec la tête car elle dévore à pleine dents son 1er sandwich.

 

Le Juge (Continuant de fouiller sur le plateau) : Enfin… ils n’ont pas oublié le décapsuleur… c’est un moindre mal.

 

Il lui tend la canette et l’ouvre bouteille. Elle pose le sandwich sur le bureau et ouvre la canette. Elle avale une gorgée de bière qui fait passer les bouchées qu’elle avale. Elle fini rapidement le 1er et entame le second tandis que Le Juge mange sa salade avec une fourchette de plastique blanc de façon très distinguée.

 

Marie (la bouche pleine, désignant de la tête la salade du juge): Vous êtes au régime?

 

Le Juge: Non... enfin, oui, un peu... j’ai un tournoi de tennis dimanche matin, alors….

 

Marie: (entre 2 bouchées) Vous jouez au tennis ?

 

Le Juge : Oui, j’adore cela... Plus jeune, je me débrouillais pas trop mal…J’étais classé… Mais maintenant, j’ai moins de temps ...Et vous, vous jouez aussi? Dans quel club?

 

Marie (sourire triste) Dans une autre vie, Monsieur Le Juge, dans une autre vie...

 

Le Juge (confus): Excusez-moi...

 

Marie : Au St James à Neuilly...

 

Le Juge (Long silence. Désignant le plateau) : Ce n'est pas trop mauvais?

 

Marie (finissant sa bière et son second sandwich) Les sandwiches étaient bons... mais la bière n'est pas assez fraîche...

 

Le Juge: Avez-vous eu assez à manger? Si j'osais... Tenez: prenez mon yaourt... Je n'ai plus très faim.

 

Marie: Non merci Monsieur Le Juge... Je n'aime pas tellement les yaourts...

 

Le Juge: Ah ? Je croyais que tout le monde aimait les yaourts.

 

Marie: Arrêtez de croire, Monsieur Le Juge... De croire que tous les enfants aiment la neige, que tout le monde aime les yaourts et que lorsqu'on n'aime pas, il est obligatoire de haïr. Il est temps de sortir un peu de vos certitudes si vous voulez vraiment comprendre quelque chose à cette… histoire... (Un temps) Dans mon histoire à moi, on ne joue plus au tennis, on n’aime pas ou on ne hait pas, on est indifférent, c’est pire… et quand on fait l'amour, c'est souvent dans une voiture et il faut vite rentrer pour se laver. (Un temps) Ce n’est pas romantique, c’est même souvent assez sordide et cela fini toujours mal...

 

Très long silence

 

Le Juge: Excusez-moi...

 

Marie: Je peux vous demander quelque chose, Monsieur Le Juge?

 

Le Juge : Oui, bien sur...

 

Marie: Arrêtez de vous excuser sans arrêt... Cela ne sert à rien... La demande arrive toujours trop tard, une fois que le mal est fait. S'excuser, c'est avouer sa faiblesse ou sa sottise... Et vous n’êtes ni faible ni sot... Simplement, nous n'avons pas, nous n'avons plus les mêmes codes. Ce n'est pas simple pour se comprendre,... Vous n’y pouvez rien… Et moi non plus... (Silence) Nous devrions reprendre l'interrogatoire...

 

Le Juge: Comme vous voudrez...

 

Il emmène le plateau vers la porte. Il frappe. La porte s’ouvre. Il tend le plateau au garde dont on ne voit que les 2 mains gantées. Il referme la porte et revient s'asseoir en silence. Il rouvre son dossier et prend son stylo. La lumière baisse lentement.

 

Fin de l’acte II

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