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20 février 2009 5 20 /02 /février /2009 18:18

J’ai refermé la porte de l’auberge, derrière moi, avec difficulté, à cause du vent qui s’était levé sur la plaine, vers midi. Il m’avait suivi jusqu’à cette auberge dont il faisait grincer la chaîne de l’enseigne « Au lion rouge ». La salle commune était déserte

 

J’ai posé, contre le mur, mon arbalète, cet engin de mort qui, à 500 pas, clouait son homme contre un arbre, qui heurtait mon honneur d’archer. Je regrettais mon arc de bois clair qui, au moins, laissait sa chance à la cible, humaine ou animale. Avec ses ferrures et ses engrenages, l’arbalète était une monstruosité qui rendait la guerre encore plus laide, la guerre dont je rentrais, meurtri, abîmé et las. Jusqu’où ira la folie des hommes ?

 

Je me suis approché de l’âtre où des braises rougeoyaient. Sur le comptoir, la flamme d’une chandelle se reflétait sur les cruches de terre vernie. Dans le fond, la salle silencieuse entre les rafales de vent, était froide et humide.

 

J’ai appelé « quelqu’un » à haute voix et il se passa longtemps avant qu’une voix bougonne « qu’on arrivait ».

 

C’était un homme gras et court, sans âge. Il remontait de la cave, essoufflé, un panier plein de bouteilles poussiéreuses au milieu desquelles il avait planté une bougie pour éclairer ses pas.

 

Il est passé devant moi sans me saluer et commença à ranger ses bouteilles derrière le comptoir. Je me suis approché pour lui demander si je pouvais souper et avoir une chambre pour la nuit. Un moment, je me suis demandé s’il m’avait entendu. Enfin, sans cesser de travailler, il se décida :

 

Ø  Vous êtes point d’ici.

 

Ce n’était pas une question, plutôt une constatation, une évidence. Je lui ai dit que j’étais un voyageur fatigué qui cherchait un refuge pour la nuit.

 

Il ne répondit pas mais sortit d’un placard, une bouteille de vin entamée et un gobelet, un morceau de lard, un autre de fromage et une tranche de pain. Il apporta le tout sur une table près de la cheminée.

 

Ø  Voila, étranger, tu manges et tu files… le plus vite et le plus loin possible

 

Il m’avait dit cela sans menace, sans violence ; c’était un conseil tout au plus.

 

Ø  Que se passe t il, ici, aubergiste ? est-ce la coutume de renvoyer le voyageur qui demande asile ? je peux payer. Si tu manques de chambres, un coin d’étable…

Ø  Oh, non… toutes mes chambres sont libres.

Ø  Et bien alors !

Ø  Alors, rien, il faut que tu partes.

 

Toujours le même ton, calme, affable. Une étincelle sauta dans l’âtre d’un bruit sec. Le vent secoua la porte à 2 ou 3 reprises.  Tout en mangeant, j’ai changé de conversation :

 

Ø  C’est étrange ce vent… depuis ce midi, il saute, comme un démon, d’un coin à l’autre de l’horizon. On dirait qu’il est en colère

 

L’aubergiste s’approcha de ma table :

 

Ø  Ecoute moi, l’ami… tu es trop curieux. Il ne se passe rien d’étrange dans cette ville, rien qui ne te regarde…

 

Silence. Même le vent semblait attendre ce qui allait suivre.

 

Ø  Seulement, bientôt, ce sera nuit noire, l’heure où l’on ferme les portes. Tu ne pourras plus sortir… et si tu restes ici, cette nuit, tu risques ta peau… tu entends, c’est de ta peau qu’il s’agit ; Alors, finis ton repas et file, c’est le conseil d’un vieux soldat.

 

Il ne plaisantait pas. A sa voix, j’ai senti qu’il y avait quelque chose qui me dépassait, qui nous dépassait. Alors je me suis levé et j’ai voulu payer mon repas.

 

Ø  Non, ce soir, on ne paye pas

 

Dans le geste de refus qu’il fit, j’ai vu qu’il lui manquait une main.

 

Ø  La guerre ?

Ø  Oui, la guerre…

 

Un silence, dans une rafale plus forte encore que les autres.

 

Ø  Tu es sûr que je ne peux pas t’aider ? entre soldat…

Ø  Non, tu ne peux pas. Dépêche toi : les portes vont être fermées et tu seras fait comme un rat.

 

J’ai repris mon arbalète en murmurant :

 

Ø  Comme tu le veux… adieu… et bonne chance, je ne sais pas contre quoi, mais bonne chance…

 

J’ai fais quelques pas vers la porte. Elle était secouée par des rafales de plus en plus en colère :

 

Ø  Attend…

 

Je me suis retourné…

 

Ø  Attend, tu es capable de garder un secret ? Je ne sais pas pourquoi je vais te raconter cela… mais jure moi de ne jamais rien dire.

 

Je protestais de mon honnêteté

 

Ø  Jure sur le Christ.

 

J’ai juré. Alors, il me fit signe de me rasseoir, posa un cruchon et deux gobelets sur la table et s’installa en face de moi en me demandant.

Ø  Connais tu la date d’aujourd’hui ?

Ø  Oui, nous sommes en novembre.

Ø  Oui, en novembre… nous sommes le 24 novembre. Dans un mois exactement ce sera la Nativité

 

Il remplit les verres

 

Ø  Et bien, tous les 24 novembre, vers midi, le vent, une vraie tempête, se lève sur la plaine et toute la journée sautant du nord au sud et d’est en ouest, il va hurler et assiéger la ville. Tu entends : tous les 24 novembre et cela depuis la nuit des temps. Je suis né ici et bien, je peux te jurer que pas une seule année n’y a dérogé.

Ø  C’est étrange.

Ø  Tout dans cette histoire est étrange, maléfique. Et pourtant, je ne suis pas comme ces vieilles bigotes superstitieuses, j’ai voyagé, j’ai fait la guerre, j’ai vu des pays… mais cela je ne l’ai jamais vu, ni entendu autre part.

 

Il but une gorgé d’alcool et reprit à voix basse :

 

Ø  Tu n’as du voir personne en arrivant.

Ø  Non, tout est désert dans ta ville.

Ø  Normal, ils ont peur. Les vieux disent que ce jour là, ce sont les portes de l’enfer qui s’entrouvrent et que cela fait un énorme courant d’air. Ils pensent qu’il y a une porte sur l’au-delà, après le marécage.

 

A mon tour, j’ai avalé une gorgée de son tord boyau.

 

Ø  Les vieux, peut être, mais toi qu’en penses tu ?

Ø  Moi, rien, je constate c’est tout. Mais attend, tu ne sais pas tout.

 

Il y eu une saute de vent qui semblait protester.

 

Ø  Cela souffle jusque vers minuit et brusquement tout s’arrête… alors dans le silence, on entend un bruit sourd, soudain ; ce sont les portes de la ville qui s’ouvrent à la volée…

 

C’est à cet instant là qu’il y eu dehors un bruit également sourd qui résonna dans toute la ville.

 

Ø  Ça, ce sont les portes de la ville que l’on ferme. Je te l’avais dis : c’est l’heure… tout à l’heure, elles se rouvriront et dans la nuit, chacun derrière sa porte, le cœur battant, pourra entendre le bruit d’un chariot grinçant et des chevaux qui le tirent.

 

Il cessa de parler. Le vent semblait s’être fait une raison ; il feulait à voix grave.

 

Ø  Tout le monde sait qu’il doit s’arrêter, qu’il va s’arrêter devant une porte et que son cocher va en descendre, un fouet à la main, son capuchon rabattu sur les yeux. Dans le silence, il frappera à la porte et appellera par son nom de baptême, l’un des habitants de cette maison, homme ou femme, jeune ou vieux, aïeul ou enfant, c’est selon. Comme hypnotisé, celui ou celle qui aura été appelé, se lèvera bien docilement, ouvrira la porte et montera dans le chariot qui reprendra son chemin. On ne reverra plus jamais celui ou celle qui aura été désigné et l’on ne retrouvera jamais son corps

 

Dans le silence et l’obscurité, malgré moi, j’ai frissonné. J’ai avalé une gorgée d’alcool. Sans le vouloir, j’ai murmuré :

 

Ø  C’est absurde…

Ø  Oui, et encore plus que cela.

Ø  Personne ne s’est jamais rebellé, aucune… victime, aucun parent… ?

Ø  Non, pas même moi…

 

A son tour, il bu une gorgée et continua :

 

Ø  J’avais une femme de 10 ans ma cadette, elle était belle et gentille. On attendait un enfant…

 

Il hésita.

 

Ø  Il y a un an, c’est devant chez nous que le chariot s’est arrêté et c’est son nom à elle qui a été prononcé… mais je n’ai rien fait, rien dit pour la retenir, je n’ai pas bougé, tu entends, pas même le petit doigt.

 

Il releva la tête et me regarda.

 

Ø  J’étais mort, mort de peur… toi seul, toi seul peux comprendre. Tu as vu la mort en face sur les champs de bataille, tu sais ce que l’on ressent dans ce cas là… et bien là, dis toi que c’est cent fois, mille fois pire quand la voix résonne dans la nuit. On comprend que c’est fini, aucun recours, aucune pitié… plus d’espoir.

 

Silence. Il reprit la voix cassée

 

Ø  Allez file à présent

 

Je le regardais sans comprendre :

 

Ø  Les portes…

Ø  Sont fermées je sais… en sortant, prend à main gauche jusqu’à la muraille d’enceinte. Un boulet l’a éventré. Tu pourras passer par là. Tu verras un petit pont de briques jaunes. Franchit le et prend à gauche, à gauche tu entends. A 5 jets de pierre, une chaumière. Si tu frappes sans dire que tu viens de ma part, on t’ouvrira.

 

Il me regarda en souriant.

 

Ø  C’est ma sœur, on est fâché depuis 20 ans : tête de mule mais bon cœur. Là bas tu ne crains rien, c’est en dehors des murailles.

 

Avant de sortir, je me suis retourné :

 

Ø  Pourquoi tu ne viendrais pas avec moi ?

 

Il sourit mais ne dit rien : j’avais compris, il attendait le chariot.

 

J’ai été accueilli par une brave femme aussi grasse que son frère.  Je n’ai pas dormi de la nuit. Le vent s’est effectivement arrêté de hurler vers minuit mais j’ai eu beau tendre l’oreille, je n’ai entendu ni chariot, ni chevaux ; je me suis même levé pour aller guetter, sous la lune, l’ombre menaçante de la ville : je n’ai rien vu.

 

J’ai repris ma route vers le sud, le lendemain. C’est à la mi journée que j’ai croisé, inquiet tout de même, un chariot, un chariot tiré par 2 chevaux noirs et mené par un homme en bure sombre, la capuche rabattue sur la tête.

 

C’était un brave homme qui m’a demandé un morceau de pain. C’était le vidangeur de latrines, celui qui cure la merde dans les égouts de la ville…

 

LAST IROKOI © 2009 in « HISTOIRES DE LA VIE DE TOUS LES JOURS » 

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15 février 2009 7 15 /02 /février /2009 01:24

 

Bonjour,

 

Vous ne me connaissez pas et pourtant j’apparais souvent dans vos rêves.

 

Je suis un homme ou une femme, jeune ou vieux, c’est selon, et mon apparence, ma silhouette, les traits de mon visage, que je modifie à volonté, vous sont parfaitement inconnus.

 

Je suis le second rôle de vos songes, toujours au fond du décor ; le chauffeur de taxi, le concierge ou l’agent de police, éternel figurant… on dirait que je suis là pour faire vrai.

 

Au mieux, si vous me croisez au détour d’un rêve, je vous regarderais et même je vous sourirais mais jamais je ne vous parlerais, jamais je ne jouerais un rôle direct dans l’histoire que vous rêvez.

 

Souvent, au matin, vous ne vous souvenez plus de moi… mais si vous vous en rappelez, vous serez sûrement troublé car jamais vous ne m’avez vu, rencontré, connu ou reconnu dans la réalité et vous vous demandez qui je suis, de quelle partie de votre esprit, de votre vie, je viens, moi, qui avait pourtant l’air si réel, si vivant, si humain dans votre rêve.

 

Je me présente : je suis visiteur de rêves… (Gardien ou patrouilleur de rêves serait d’ailleurs plus exact…)

 

Mon rôle ? Veillez à garder close la frontière entre rêve et réalité.

 

Cela vous étonne ? Allons… vous n’avez pas compris ?

 

Vous vivez tous sur la même planète ; pourtant, vous ne vivez pas tous la même vie. Certains sont milliardaires à Los Angeles ; d’autres mineurs en Sibérie.  Quoi de commun entre celui qui vit à Tokyo et l’homme de la pampa en Patagonie ? Et entre celui qui meurt centenaire et celui qui part trop tôt ? Je ne dis pas qu’une destinée est meilleure qu’une autre, je dis que toutes sont différentes.

 

Pour les rêves, c’est pareil. Quand un humain s’endort, son esprit part... ailleurs, autre part, vers une autre et même entité, le même univers, la même terre si vous voulez mais chacun fait un rêve, un songe, un cauchemar différent.

 

Mon rôle est d’éviter que, pendant l’histoire rêvée, des vérités, des réalités soient révélées à ceux qui ne sont pas prêts à les entendre… A ce que ne soient pas révélées des évidences qui bouleverseraient des destinées, qui changeraient l’histoire d’un homme et pourquoi pas, par ricochet, l’histoire de l’Humanité.

 

Pour éviter cela, dès qu’un risque se profile à l’horizon, j’accélère ou je ralentis le temps du songe, je le fais devenir absurde, je le code d’une telle façon que le rêveur lui-même en rigole à son réveil en se demandant où il va chercher tout cela.

 

Nous sommes une poignée de gardiens patrouillant l’espace/ êve, empêchant certaines rencontres ou les provoquant pour éviter des catastrophes.

 

La pire des situations, c’est lorsque 2 savants d’époques différentes se rencontrent et se mettent à parler… Là, il faut agir vite et parfois, nous ratons notre coup.

 

C’est comme cela que les hommes ont hérité du feu, de la roue, de l’imprimerie ou de la bombe atomique. Alors nous sommes convoqués par les 7 … dieux (c’est bien comme cela que vous les appelez ?) et nous sommes réprimandés, voire révoqués… car les Dieux aiment les univers stables, statiques, sans innovation, sans changement, sans progrès… le progrès, c’est... hérétique.

 

Nous ne reculons devant rien pour brouiller les cartes et cela d’autant plus que depuis la nuit des temps les hommes cherchent à décoder, à débuguer leurs rêves et que suivant les civilisations, ils y arrivent de mieux en mieux : en extrême orient cela devient de plus en plus difficile pour nous.

 

En cas d’alerte grave, notre seule solution est souvent de réveiller le dormeur en sursaut. Vous comprenez pourquoi, parfois, en plein milieu de la nuit, vous vous réveillez, hébété, assis dans votre lit, le cœur battant la chamade avec votre épouse à coté de vous, qui vous demande pourquoi vous avez crié… 

 

C’est que pendant une fraction de seconde, vous avez frôlé une vérité que vous ne deviez pas connaître…

 

Vous vous rendormez et le lendemain matin, c’est à peine si vous vous souvenez de l’incident.

 

Avec les enfants aussi, nous avons du mal. Ils sont vif les gamins, ils pigent vite. Nous avons alors recours à d’horrible cauchemars pour éloigner de leur esprit ce qu’ils ont entrouvert. Alors si cette nuit votre gosse vous réveille en pleurant parce qu’il a peur d’un mauvais rêve qu’il vient de faire, ne soyez pas trop sévère.

 

Dans des cas extrêmes, surtout avec les personnes âgées qui sont entêtées, et qui ne veulent pas démordre de leur rêve quel que soit le stratagème utilisé, nous sommes obligés de faire en sorte qu’ils ne se réveillent plus jamais… mais, en fait, il y a peu de mort pendant leur sommeil.

 

Comment ? Vous voulez savoir si vous avez eu déjà affaire à nous ?

 

Je ne sais pas : rappelez moi votre numéro de sécurité sociale…

 

Oui… 51… Je regarde…

 

Ah oui, c’était il y a 4 jours, samedi soir…

 

Comment ? Vous voulez savoir ce que vous avez failli découvrir ?

 

Ah non, désolé, c’est impossible ; je ne peux rien dire…bon allez puisque vous insistez, je vais vous confier un secret : quand je vous ai réveillé, vous rêviez que vous étiez en train de lire une histoire de fou sur votre micro qui se terminait comme cela :

 

« Je ne sais pas : rappelez moi votre numéro de sécurité sociale…

 

Oui… 51… Je regarde…

 

Ah oui, c’était il y a 4 jours, samedi soir…

 

Comment vous voulez savoir ce que vous avez failli découvrir ?

Ah non, désolé, c’est impossible ; je ne peux rien dire…bon allez puisque vous insistez, je vais vous confier un secret : quand je vous ai réveillé, vous rêviez que vous étiez en train de lire une histoire de fou sur votre micro qui se terminait comme cela :

 

« Je ne sais pas : rappelez moi votre numéro de sécurité sociale…

 

Oui… 51… Je regarde…

 

Ah oui, c’était il y a 4 jours, samedi soir…

 

Comment vous voulez savoir ce que vous avez failli découvrir ?

 

Ah non, désolé, c’est impossible ; je ne peux rien dire…bon allez puisque vous insistez, je vais vous confier un secret : quand je vous ai réveillé, vous rêviez que vous étiez en train de lire une histoire de fou sur votre micro qui se terminait comme cela : » » »

 

LAST IROKOI ©  2009 in «  histoires de la vie de tous les jours »

 

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8 février 2009 7 08 /02 /février /2009 21:56

Je fais partie de ces milliers de gens qui, chaque année, disparaissent, sans prévenir, sans donner de nouvelles à leurs proches ou à leurs amis. Certains rentrent quelques jours, quelques mois ou quelques années après, sans expliquer, sans pouvoir expliquer pourquoi ils ont fait cela… les autres ne donneront plus jamais signe de vie… ou de mort.

 

J’aimerais vous faire comprendre que cela ne se passe pas, bien souvent,comme on le croit, que, dans mon cas tout au moins, rien n’était prémédité ; je n’avais rien préparé et le hasard a joué un rôle étonnant.

 

Ce soir là, j’étais sorti tard de la banque et dans le wagon bondé du RER, je revoyais cette scène qui, depuis le matin, repassait en boucle devant mes yeux.

 

Cet homme, mon âge à peu près, qui découvrait avec stupeur qu’il n’avait plus rien sur son compte et que le découvert qui lui avait été accordé était dépassé depuis longtemps…Il n’a rien dit quand je lui ai demandé de me rendre sa carte bleue… Juste ce regard de stupeur et d’effroi, ce regard qui ne me quittait plus depuis le matin… Pourtant après 20 ans passés derrière le guichet d’une banque, j’aurai du être vacciné.

 

Voilà pourquoi, ce soir là, je ne suis pas descendu à « Auber », dans la cohue, pour prendre ma correspondance comme tous les jours et rentrer chez moi. J’avais une migraine terrible et les jambes coupées. J’étais dans mes pensées, moroses. Quand j’ai réalisé que j’avais raté ma station, j’étais déjà gare de Lyon.

 

Alors je suis descendu de la rame et je suis remonté à la surface ; j’avais besoin de marcher. Je n’étais pas pressé. Personne ne m’attendait : ma femme rentrerait tard, retenue par je ne sais plus quel congrès et la maison était trop grande, trop vide depuis que les enfants étaient partis…

 

J’ai passé la seine où le soleil achevait de mourir et je suis entré dans la gare d’Austerlitz.

 

Pourquoi ? Je ne sais pas… sûrement parce qu’elle est juste en face du pont et que le feu, au rouge, m’a permis de traverser sans ralentir ma marche…

 

Si le feu avait été au vert…

 

J’ai déambulé longtemps dans le hall des départs, au milieu de gens pressés qui me bousculaient sans cesse. Sous la verrière noircie, les sons étaient métalliques, agressifs. Tout était gris et triste.

 

La seule tache de couleur, c’était les feux du fourgon de queue de ce train qui partait dans un quart d’heure pour Rodez. Je ne savais pas où c’était exactement, en Auvergne peut être, mais j’ai pris un billet au distributeur et je suis monté à bord. Au passage, j’ai jeté mon téléphone portable et ma serviette pleine de dossiers, dans une corbeille à papier, sur le quai.

 

J’étais seul dans mon compartiment. Je me suis assis, sur ma couchette, dans la pénombre. Les bruits de la gare me parvenaient faiblement. J’étais épuisé, incapable de penser à quoi que ce soit. Sans même enlever ma veste et mes chaussures, sans même tirer les rideaux de la fenêtre, je me suis allongé.

 

Je dormais déjà quand le train a démarré.

 

Quand j’ai rouvert les yeux, c’était le petit matin. Le froid m’avait réveillé. Le train ralentissait et tanguait sur des aiguillages. Il entrait en gare de Rodez.

 

2 ou 3 voyageurs sont descendus en même temps que moi. L’air était si vif que j’ai du remonter le col de ma veste. Le buffet ouvrait dans le hall. J’ai commandé un grand crème et j’ai avalé 3 croissants coup sur coup.

 

Je suis descendu aux lavabos pour me passer de l’eau sur le visage et recoiffer mes cheveux. J’ai enlevé ma cravate trop fripée. Rien pour me raser. Pas terrible dans la glace…

 

Dehors, la place se poudrait de givre et de soleil : c’était l’aube. 3 cars, moteur au ralenti, allaient démarrer.

 

Dans la gare, j’ai entendu une annonce qui résonnait : un train partait pour Paris dans trois minutes. Juste le temps de l’attraper au vol.

 

Ce fut fugace ; sur cette place, j’ai senti que j’étais à la charnière, à la frontière de 2 vies… et puis, je suis monté dans le car du milieu, celui qui allait à « Laissac ».

 

Là aussi, si j’avais pris celui de Decazeville…  

 

Je me suis installé tout à l’arrière, à coté de 3 sacs de patates. Tout de suite, on a démarré. J’étais le seul passager.

 

Dès la sortie de la ville, la route s’est mise à monter en lacets et à chaque virage, je découvrais une autre vallée, un autre horizon. Sous le ciel pur, bleu et métallique, les prairies marbrées de gel alternaient avec de vieux villages aux fermes de pierre grise, repliées sur leur cours qui sentaient la fumée et le bois humide.

 

Le car m’a déposé sur une place immense, démesurée pour ce petit bourg. Depuis j’ai appris que c’était le champ de foire de Laissac.

 

Il faisait beaucoup plus froid qu’à Rodez. Le vent dévalait des montagnes et cavalait sur le Causse alentour, pétillant comme du champagne. J’ai fais quelques pas dans le silence peuplé par le chant d’un coq et par un grincement de poulie, plus loin, vers le centre du village.

 

Un bar-tabac aux rideaux blancs jaunis faisait face à un garage où une pompe à essence portait l’enseigne d’une marque que je ne connaissais pas. Plus loin, une « épicerie quincaillerie » comme il en existait, il y a 50 ans.

 

Sur la vitrine, une affichette : « demandons chauffeur vendeur – libre de suite – salaire intéressant – références sérieuses exigées. »

 

Je suis entré.

 

Est il besoin de poursuivre ce récit ? Depuis près de 5 ans, je suis le chauffeur de la camionnette qui, hiver comme été, amène dans les villages perdus du Causse et dans les fermes isolées, le pain, le vin, le sel et… les pâtes… les journaux, le courrier quand le facteur ne peut pas passer et les médicaments quand il le faut.

 

.

 

Je suis aussi et surtout la seule visite, la seule distraction de ces gens, souvent âgés. Je parle avec eux de la ville en bas, je leur donne des nouvelles, j’annonce les mariages et les baptêmes, les décès souvent… ici, les portables ne passent pas ; de toute façon, ils sont bien trop pauvres pour en avoir un et l’hiver, qui dure 5 mois, casse sans cesse les fils du téléphone.

 

Je finis parfois le chemin à ski mettant les provisions qu’ils ont commandées dans mon sac à dos quand vraiment la camionnette ne passe pas. Par contre, l’été, quand le soleil chauffe le Causse comme une plaque rougie à blanc, la sueur me dégouline dans les yeux.

 

Et si vraiment je ne peux pas venir, ils m’engueulent la fois suivante… C’est une vie difficile… mais c’est la mienne désormais.

 

Je vis au bourg, au dessus de l’épicerie avec Gianni et la mamma. Ce sont eux qui m’ont accueilli le premier matin. Ils ne m’ont jamais posé de question sur… avant… je crois bien sincèrement qu’ils ont cru que j’avais des problèmes avec la police ou la justice. Mais Gianni a émigré d’Italie, au moment des années de plomb, en 70… et lui aussi ne parle jamais de son passé.

 

Ils m’ont adopté. Je dors sous leur toit et je mange à leur table ; le soir, c’est moi qui fais la caisse et, après, je joue aux dominos avec lui en écoutant la radio. Il ne veut pas de télévision. Le dimanche, il m’emmène à la pêche quand le temps le permet ou boire un coup au bistrot pendant que la mamma est à la messe.

 

Je suis bien ici.

 

Le lendemain de mon arrivée, j’ai détruit tous mes papiers et aujourd’hui encore, je n’ai aucune identité. Je ne suis pas déclaré, je ne paie pas d’impôts, je suis un mort civil mais ici cela ne compte pas. Tout le monde m’appelle « l’italien », voila tout. Pourtant, dans le bourg, il y en a au moins un qui connait ma véritable identité : c’est le brigadier de gendarmerie… mais il s’en fout. Cela ne l’empêche pas de boire, souvent, le coup avec moi…

 

C’était 2 ans après mon arrivée ici. Le brigadier était là. Il n’était pas en service et bien qu’en uniforme, il buvait un coup de blanc au comptoir en lisant le « Figaro ». En partant, il me l’a laissé, ouvert à la page des petites annonces en me disant « Tiens l’Italien, il y a des nouvelles intéressantes pour toi là dedans… »

 

En plein milieu de la page, il y avait un faire part, celui de ma femme qui annonçait le mariage de ma fille avec le fils d’un certain Vicomte de Fortagne. J’ai appris qu’elle s’associait à moi dont le nom était suivi d’une petite croix noire, un peu funèbre et qu’un certain Hubert Phelipez, cité sur la même ligne que … ma veuve… était de la cérémonie… Quand à mon fils, également cité mais plus bas, il avait épousé une certaine Marie dont il semblait avoir eu 2 garçons…

 

Tout est bien dans le meilleur des mondes… non ?

 

Parce que, quand même, il serait indécent de réveiller un fantôme, n’est ce pas ?

 

LAST IROKOI © 2009 in « HISTOIRES DE LA VIE DE TOUS LES JOURS» 

 

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1 février 2009 7 01 /02 /février /2009 23:09

 

C’était un lundi matin. Il était 8 h 15 et depuis plus de 20 minutes, j’étais bloqué dans un embouteillage sur le « circulaire » de la Défense.

 

Il tombait une sorte de neige fondue et les tours avaient mis leur écharpe de nuages. Il faisait encore nuit et je grelottais dans l’habitacle spartiate de mon 4X4.

 

Un ¼ d’heure après, c’était toujours pareil. Je n’avais pas fait 200 mètres. Je commençais à m’énerver. Au loin des sirènes de police et de pompiers. Cela avait l’air grave. Certains conducteurs descendaient de leur voiture pour aller voir. D’autres éteignaient leur moteur. Moi pas. J’avais des frissons.

 

A 9 heures, j’avais du faire 100 mètres de plus… j’étais juste avant la caserne, pour ceux qui connaissent. Au loin, barrant toute la chaussée, une gerbe de gyrophares orange et bleu, lugubres dans le jour enfin levé.

 

C’est là que j’ai aperçu ce que j’ai pris en premier pour une entrée du centre commercial que je ne connaissais pas encore. Parallèle au boulevard, elle en était séparée par un imposant terre-plein de béton.

 

J’en avais marre. J’ai passé la première, je me suis dégagé de ma file et j’ai franchi le terre-plein… Pour ça, c’est bien un 4X4.

 

En arrivant dessus, j’ai compris que ce n’était pas une bretelle d’accès mais une route à 3 voies, totalement déserte, qui s’enfonçait presque tout de suite dans un tunnel, dans le ventre de la Défense.

 

Ma montre de bord indiquait 9 h 10 et un panneau bleu à l’entrée du tunnel m’a indiqué que j’étais sur la « A 117 » sans mentionner de direction.

 

C’était un tunnel très long, un intestin de béton gris éclairé par des néons blafards presque écœurant mais au moins, je roulais. Personne devant, ni dans mon rétro et quand enfin, je suis ressorti, j’étais dans une banlieue que je ne connaissais pas. L’autoroute coupait en 2 des quartiers anonymes de barres « HLM ».

 

J’étais prisonnier : aucune bretelle de sortie et des grillages de part et d’autre de la chaussée. Alors je roulais, je roulais toujours. Ca devenait ridicule cette histoire. Je n’allais pas rouler comme cela toute la journée…

 

En voulant regarder l’heure, je me suis aperçu que le tableau de bord était éteint : encore un fusible sûrement. La radio, inaudible sous le tunnel, était restée muette. Elle aussi était morte. Quant à ma montre, je l’avais oubliée sur la tablette de la salle de bain et inutile de sortir mon portable : quand j’ai voulu prévenir mon bureau depuis l’embouteillage, il ne s’est même pas allumé. J’avais oublié de le recharger, la veille. Seule, dansant sur sa ventouse collée au tableau de bord, une petite boussole m’indiquait que je roulais plein nord.

 

Graduellement, à la banlieue triste a succédé une plaine large et monotone sous les nuages, paysage en noir et blanc. Et toujours la route, sans limite, si ce n’est le grillage qui l’enchâssait dans le néant.

 

Combien de temps ai-je roulé ainsi ? Je n’en sais rien. 4 heures peut être ? C’est tout juste si je ne  souhaitais pas tomber en panne d’essence… c’était idiot. Je n’avais vu aucune station service depuis la Défense. J’ai même souri en pensant que c’était bien la première fois que j’aurai été heureux de voir un péage. Mais non, rien, pas même de panneau indicateur… J’étais mal, inquiet, pas paniqué non mais vaguement inquiet… A un moment je me suis même pincé pour voir si je ne rêvais pas. Cela m’a fait mal ; donc je ne rêvais pas.

 

Quelle heure pouvait-il bien être ? 12 ou 13 heures environ… je commençais à avoir mal dans le dos et surtout j’avais une énorme envie de pisser. J’ai même pensé m’arrêter sur la bande d’arrêt d’urgence. Aucun risque… Depuis le boulevard circulaire, je n’avais vu aucun véhicule.

 

Il s’était remis à pleuvoir ; le ciel était vert bouteille et on aurait pu croire que la nuit tombait…. La route était rectiligne et les essuies glaces, eux, continuaient à bien fonctionner.

 

C’est tout au bout d’une longue ligne droite que j’ai aperçu les lumières. Un halot bleu et vert qui s’est précisé à mesure que j’approchais : c’était bien une station service dont j’ai emprunté la raquette d’accès.

 

Aucune voiture bien sur ni aux pompes, ni sur le parking… rien que la boutique illuminée de néons. Dans la pluie torrentielle, on aurait dit un navire à quai.

 

Je me suis rangé face à la porte et je suis entré. Silence. Les présentoirs de cartes routières et de sandwichs attendaient des clients qui n’arrivaient pas.

 

A la caisse, une jeune femme dans son uniforme vert et bleu ; je l’ai à peine regardée… plus que savoir où je me trouvais, m’intéressaient les lavabos où je courus soulager un besoin qui, depuis plusieurs kilomètres, m’empêchait presque de penser.

 

C’est en me lavant les mains que j’ai vu la caissière, derrière moi, dans le reflet du miroir, qui balayait le sol. Sans me regarder, à voix très basse, elle a murmuré :

 

- Ne vous retournez pas. Ils sont déjà là. Nous avons peu de temps.

 

J’ai voulu intervenir. Elle a légèrement haussé le ton en faisant toujours semblant de balayer.

 

-       Non. Écoutez-moi. En sortant, je vais vous bousculer. J’en profiterai pour glisser dans votre poche un morceau de carton ou il y a un numéro de téléphone portable. Lorsque vous rentrerez là bas, vous appellerez ce numéro. Vous lui direz que tout va bien… que je suis triste d’être loin de lui… et surtout, surtout…

 

Là, sa voix s’est légèrement cassée…

 

-       que je suis désolé de m’être fâchée ce matin… je n’aurai pas du… non, je n’aurai pas du…si j’avais su, oui, si j’avais su… dites lui que je ne lui en veux pas. Que j’ai compris, que je l’aime, que je l’aime …pour l’éternité…

 

Il y eut un silence. Je ne savais plus quoi dire. Elle était bouleversée… elle reprit enfin :

 

-       allez, il faut y aller… passez devant… non, pas un mot…

 

Je lui ai obéi. A la porte, effectivement, elle m’a bousculé et j’ai senti qu’elle glissait quelque chose dans ma poche.

 

Dans la boutique, j’étais attendu par deux motards. Ils n’ont pas dit un mot… juste fait signe de les suivre dehors. On est sorti l’un derrière l’autre, et ils m’ont accompagné, toujours en silence, à ma voiture. Ils m’impressionnaient tellement que je n’ai rien osé leur demander…

 

Ce dont je me souviens, c’est qu’on est passé devant une sorte d’appentis, accolé au bâtiment. Dessous il y avait un joli scooter rouge vif, celui de la serveuse sûrement, avec sur le carénage, à l’avant, une décalcomanie qui proclamait : « j’suis une rebel’… »

 

Arrivé à ma voiture, celui qui semblait être le chef m’a dit : « suivez nous ».

 

Ils m’ont précédé et nous sommes sortis de la station, par une grille, derrière. Toujours sous la pluie, ils m’ouvraient le passage sur des petites routes sinueuses. Nous roulions à tombeau ouvert. Il n’y avait personne mais ils avaient enclenché leur sirène et leur gyrophare. Très peu de temps après, nous avons emprunté un tunnel. Ils se sont rangés sur le côté et m’ont fait signe de continuer tout droit…

 

C’était un tunnel gris éclairé par des néons blafards presque écœurant…

 

Je n’ai pas été surpris de déboucher sur une bretelle qui m’a conduit sur le boulevard circulaire de la Défense, exactement 50 mètres après l’endroit où je l’avais quitté…

 

De même il m’a semblé tout naturel de voir que mes cadrans fonctionnaient à nouveau… la montre de bord marquait 9 h 11.

 

L’embouteillage était en train de se dissiper. Ca roulait, au pas certes, mais ça roulait. Je suis arrivé à l’endroit de l’accident. Les pompiers nettoyaient la chaussée. Trois voitures et un camion étaient impliqués. Le choc avait été effroyable. La police mesurait la chaussée entre des marques faite à la craie. Plus loin, il y avait une dépanneuse : dessus, un scooter rouge avec une décalco, trop loin pour que je puisse la lire… inutile je savais ce qu’il y avait écrit dessus.

 

Je suis arrivé au boulot à 9 H 35. Je suis resté très longtemps, pensif, dans mon bureau, assis face à mon micro que j’avais ouvert par habitude.

 

Il s’est passé une heure peut être. Puis je me suis décidé ; j ai décroché mon téléphone et j’ai sorti de ma poche le morceau de carton pour composer le numéro qui était inscrit dessus.

 

LAST IROKOI © 2009 IN « HISTOIRES DE LA VIE DE TOUS LES JOURS »

 (En hommage à Jean Cocteau)

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25 janvier 2009 7 25 /01 /janvier /2009 15:02

Aujourd’hui, c’est mon anniversaire. Je suis un vieux monsieur. J’ai 70 ans. Alors ils sont tous venus. Il y a mes 2 fils et mes 3 filles, les gendres et les brus et les 7 petits enfants dont le plus vieux vient juste d’avoir 20 ans.

 

20 ans ; exactement l’age que j’avais quand… quand tout aurait pu basculer… non, pas basculer ; mais être différent, être autrement.

 

Et quand je vois notre tribu et notre maison pleine de bruits et de soleil, notre jardin plein de roses et notre bibliothèque, mon refuge, pleine de sérénité ; et surtout quand je te regarde, toi, ma compagne, ma complice des bons et des mauvais jours, toi avec qui j’ai tout construit, toi sans qui rien ne se serait construit, je me dis que j’ai eu une bonne vie, une belle vie et qu’à 20 ans, j’ai pris le bon chemin, j’ai eu le bon réflexe… sans même le savoir…

 

A quoi tiens la vie ? A quoi tiens le bonheur ?

 

Pendant qu’arrive le gâteau d’anniversaire dont je devrais souffler les bougies en une seule fois pour bien montrer que j’ai encore du souffle et que mon fils aîné ouvre une bouteille de champagne australien, bien meilleur que celui que font les français d’après ce que l’on dit chez nous, je revois cet épisode de ma vie comme un vieux film, avec amusement, avec attendrissement, cet épisode que je n’ai jamais raconté à personne.

 

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C’était la nuit, une nuit de novembre 1959, à Londres, sur un quai de la Tamise, non loin de « Vauxhall bridge »…

 

Non, il n’y avait pas de brouillard… mais un froid sec et vif, pétillant et vert comme du champagne.

 

Le lendemain, je reprenais le bateau pour rentrer chez moi, en Australie, au bout d’un an de voyage.

 

L’idée était de mon oncle. Il voulait que je lui succède à la tête de son cabinet d’assurances et il ne croyait ni aux études, ni aux diplômes. Autodidacte, il pensait qu’un jeune devait voyager autour du monde plutôt que de perdre son temps sur les bancs d‘une fac. Il avait convaincu mes parents. Il m’avait acheté un billet d’avion pour les USA et une guitare. Il m’avait mis un paquet de « traveller’s » dans les mains et m’avait conduit en personne à l’aéroport en m’expliquant qu’avec la guitare et les accords qu’il m’avait appris quand j’étais jeune, je pourrai gagner ma vie n’importe où…

 

Il avait raison.

 

Je suis parti fin 58. J’ai parcouru les « States » en stop de San Francisco jusqu’à New York en faisant un détour par le Canada puis je suis passé en Europe où j’ai sillonné l’Espagne, l’Italie, l’Allemagne, la France et enfin l’Angleterre. Partout, avec ma guitare, j’ai été bien accueilli. Grâce à elle, on m’a donné à manger, à boire et rares ont été les soirs où je dormais seul dans mon sac de couchage.

 

J’ai vu, j’ai appris plein de choses sur le monde et sur les hommes. J’ai connu des galères. J’ai vécu des moments merveilleux mais j’en avais marre. J’étais heureux de rentrer enfin chez moi. « I’m going home ».

 

Ma dernière nuit à Londres... J’étais assis dans la pénombre de ce quai désert et je jouais de la guitare en chantant des textes que j’avais griffonnés sur un carnet, au hasard de mes rencontres, de mes étapes, de mes découvertes.

 

C’était une belle nuit même si la lune jouait à cache cache derrière les nuages. Loin, vers le parc, sonnait un clocher… Londres, Impératrice des cités où jamais je ne me suis senti « étranger ». C’est en parcourant ses rues et ses parcs que le mot « liberté » a prit du sens pour moi. A Madrid, on m’a traité de clochard et à Paris, la police m’a contrôlé 20 fois en un mois. Ici, jamais un policeman ne m’a adressé la parole… Si, une seule fois, à « Trafalgar », vers 3 heures du matin, pour me demander si je n’avais pas trop froid.

 

J’aime Londres, la plus libre, la plus tolérante, la plus séduisante des cités que je connaisse.

 

Je ne sais pas par où il est arrivé. Brusquement, il était devant moi, c’est tout. Il me regardait et il écoutait mes chansons en silence. Il avait mon age à peu prés. Vêtu de cuir noir, il portait les cheveux longs pour l’époque. Dans l’obscurité, j’avais du mal à distinguer son visage. Simplement il se taisait ; il écoutait.

 

Alors, j’ai joué tout mon répertoire pour cet unique spectateur, pour cet unique concert, sous les étoiles, dans l’air vif qui sentait parfois le goudron ou le gas-oil quand passait sur le fleuve un bateau. Les mouettes, perchées sur les amarres, dormaient.  

 

Combien de temps ai-je joué ? Je ne sais pas. A un moment j’ai eu soif. J’ai ouvert une cannette de bière et j’ai bu une gorgée au goulot. Puis, je lui ai tendu la bouteille. Il l’a vidé d’un coup. Il a sorti un paquet de cigarettes et m’en a offert une avant de se servir. J’ai posé ma guitare et ensemble, en fumant, sans rien dire, on a regardé le fleuve où passait un train de péniches chargé de voitures.

 

Tout à coup, il a parlé. Il m’a dit que ma musique était vraiment fabuleuse et que mes textes sonnaient juste. Il avait l’air sincère. J’ai rigolé. Je lui ai parlé de mon oncle qui m’avait appris à jouer et de mon voyage, des villes, des aventures qui avaient inspiré ces chansons.

 

Il m’a dit que c’était génial, vraiment génial et il m’a parlé de lui, un tout petit peu… de sa mère tout de suite mais je n’ai pas compris si elle était morte ou simplement partie…il avait envie d’aller un jour aux USA. Il s’y passait des choses importantes pour la musique et surtout il y avait New York, la seule ville à ses yeux où il pourrait vivre… et mourir…

 

Il avait une belle voix, grave et triste mais déjà cassée et usée pour son age et en même temps capable d’enthousiasme surtout quand il parlait de musique. Il essayait de former un groupe mais il avait du mal. Il y avait toujours un truc qui n’allait pas. Les mecs ne venaient pas aux repet’ ou ils arrivaient bourrés. Il avait l’air découragé.

 

Je lui ai tendu ma guitare pour qu’il me montre ce qu’il jouait mais il a refusé en me disant que c’était mon concert à moi seul. Il a voulu que je rejoue une chanson qui parlait de Memphis et d’une fille aux yeux noirs et pleins de haine.

 

Il m’a écouté presque religieusement. Il a rallumé une cigarette et c’est la seule fois où j’ai pu voir son regard, à la lueur du briquet, un regard étrange…lunaire… il était autre part, déjà dans un autre univers…

 

A la fin, il y eu un long silence et puis, hésitant, presque timidement, il m’a demandé si je voulais pas venir, un jour, jouer avec lui et son groupe. Il avait besoin d’un son tel que le mien. Je lui ai répondu que c’était impossible, que je repartais chez moi, en Australie, sur un cargo, demain.

 

Il n’a pas insisté.

 

Une aube timide se levait doucement, loin, de l’autre coté de la ville et le vent a fraîchi.

Les mouettes et les goélands, un à un, s’ébrouaient et prenaient leur envol vers la mer pour aller pêcher. 

 

Alors, il s’est levé et m’a fait un signe de la main en guise d’adieu.

 

Comme il s’éloignait, je lui ai demandé :

 

-       « Hé, mec ! »

 

Il s‘est retourné.

 

-       « c’est quoi ton nom ? »

 

Il s’est marré :

 

- « Pourquoi ? Tu veux m’envoyer une carte postale avec un kangourou dessus ? »

            - « Non ! Pour mon journal. Je note le nom de tous ceux que je rencontre.

 

Il a hésité puis, s’est décidé :

 

-       « Lennon »

 

Un silence.

 

-       « John Lennon »

 

Et il a continué son chemin vers le jour qui arrivait.

 

§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§

 

Tout le monde attend que je souffle les bougies. Mais moi, la seule chose que je vois, c’est ton regard. Tu me regardes en souriant. Toi seule a compris que j’étais parti loin, très loin pendant quelques instants…

 

Ce sourire et ce regard : toute ma vie…

 

Non vraiment, il n’ y a rien à regretter…

 

LAST IROKOI © 2009 in « HISTOIRES DE LA VIE DE TOUS LES JOURS »

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18 janvier 2009 7 18 /01 /janvier /2009 15:24

Il est presque midi, sûrement. Je travaille depuis l’aube sur la plaine. Je ne sens plus mon dos comme un vieux coolie malade.

 

Des dragons géants se sont posés ici et de leurs griffes, ils ont éventré la terre jusqu’aux enfers. Ils en ont ramené des cadavres qu’ils ont piétinés et lacérés. Maintenant, partout, jusqu’à l’horizon, ce ne sont que lambeaux d'humains à moitié enfouis dans la boue. Je dois les ramasser et, avec respect, les ranger dans des cercueils de bois brut qu’on emmène en fin de journée, de l’autre côté du village, au cimetière militaire.

 

Au début, ce n’était pas pour cela que les étrangers sont venus m’embaucher. Avec tous les hommes du village, on a signé un contrat de 3 ans pour venir travailler chez eux, en Europe où c’était la guerre. Ils avaient besoin de terrassiers. Avais-je le choix ? Chez moi, plus de travail, une misère, une famine noire. Song-li, ma 5ème fille, venait de mourir d’une mauvaise fièvre. Elle avait 6 mois. Bientôt, cela aurait été au tour des autres. Si je n’avais rien fait, ils seraient morts de faim.  

 

Alors je suis parti, comme les autres, aux premiers jours de l’automne de l’année du dragon de feu et je suis arrivé longtemps, longtemps après, en hiver 1917 comme ils comptent chez eux, dans un camp de travail, tout au nord de la France.

 

Les baraques de bois sont sales mais il y fait chaud et notre estomac n’est pas habitué à la nourriture qu’ils nous donnent mais avant, on crevait de faim. Il nous est interdit de sortir mais quand le pourrions nous ? On travaille dur de l’aube à la nuit tous les jours de leurs semaines et la mort nous a suivi jusqu’ici. Autour de moi, mes compagnons tombent d’épuisement, de maladie et des coups que, sans raison, souvent, nous recevons des gardes anglais.

 

Je crois que le pire c’est que nous ne sommes même pas certains que nos salaires arrivent bien dans nos familles…

 

les premiers temps, je posais des traverses de chemin de fer. Mais, un matin, avec une dizaine de mes semblables, on m’a emmené ici, sur l’ancienne ligne de front, pour déterrer les restes de ces pauvres bougres, tombés depuis des semaines, récupérer leurs plaques d’identité et les enterrer…

 

Là, c’est vraiment devenu l’enfer des 7 vies. Les premiers jours, j’ai fait d’horribles cauchemars où des démons sans visage, des fantômes sans forme humaine voulaient m’entraîner de force sous la terre…Peu à peu je me suis habitué même si on me dit que je hurle souvent pendant mon sommeil… j’ai eu de la chance : beaucoup de mes semblable sont devenu fous, d’autres se sont suicidés… Ce que l’on voit, ce que l’on touche durant la journée dépasse l’entendement…

 

Ce à quoi on ne se fait pas, c’est l’odeur… l’odeur de cadavre qui me colle aux vêtements, à la peau, aux mains…. L’air que je respire, l’eau que je bois et le riz que je mange, puent la mort…

 

Midi, enfin : c’est la pause. Les roulantes sont arrivées. C’est une bonne journée aujourd’hui ; dans le riz, il y a quelques morceaux de saucisses.

 

Je cherche un coin où m’asseoir pour manger tranquille, à l’écart. C’est étrange, depuis qu’on fait ce travail, on ne se parle presque plus entre nous. Chacun reste muré dans sa tête… et moi, j’ai de plus en plus de mal à me souvenir comment c’était chez moi ou le visage de Chen li, mon épouse. Quand j’y arrive, je garde le plus longtemps possible cette image comme un trésor dans mon esprit… mais cela ne dure jamais plus de quelques instants…

 

En y pensant, pendant que je mange en suivant du regard les nuages qui roulent vers la Belgique, une image me revient. C’était il y a bien longtemps ; Il gelait sur la longue plaine chinoise et la lune se reflétait sur un étang gelé. Je venais d’épouser Chen Li et nous regardions ensemble la nuit…c’est là qu’on à vu une maman panda qui aidait son bébé, grosse pelote de laine blanche, à éplucher une jeune pousse de bambou, avec tendresse, avec amour… j’étais jeune alors… je ne suis plus cet homme là.

 

Des coups donnés sur un bout de rail marque la fin de la pause et efface mon souvenir… je dois y aller.

 

Tout de suite, on vient me chercher avec 4 autres vétérans. Il y a un travail difficile. On pense qu’une patrouille de 5 ou 6 hommes a été pulvérisée par un obus. Il n’en reste que des morceaux, des mains, des pieds, des têtes abîmés. La chair a adhérée à la terre. Il faut être soigneux pour ne pas plus les déchirer et reconstituer les corps au mieux dans les cercueils. Le travail est rendu encore plus difficile car il y a un obus juste à coté qui n’a pas explosé. On aperçoit le détonateur sur son nez et au moindre faux mouvement, au moindre caillou qui roule, en route pour la terre des ancêtres.

 

On progresse lentement, avec respect, pour ces hommes qui n’ont plus rien d’humain…

 

A un moment je m’éloigne de quelques mètres pour aller pisser sur un coin de terre « nettoyé » et brusquement, un souffle, une lueur : je me retrouve projeté au sol, 10 mètres plus loin, avant même que la déflagration ne me déchire les tympans.

 

En me relevant, je me palpe partout: je n’ai rien. Avant même de me retourner, j’ai compris : la bombe a explosé. Mais ce que je vois est ahurissant… là où il y avait mes compagnons au travail, c’est un immense cratère, tellement profond que le temple de mon village pourrait y tenir tout entier. La terre est comme vitrifiée et mes semblables ont été totalement volatilisés. L’endroit a été nettoyé par le feu et par le souffle. Je regarde de tous mes yeux, les oreilles sifflantes, étonné d’être vivant. Seules, mes mains tremblent un peu.

 

Je ne sais pas pourquoi, ils nous ont tout de suite ramené au camp. Ils ont l’air embêté. Cela fait drôle de voir les baraquements vides. Il n’y reste que ceux que l’infirmerie a reconnus inapte. J’ai voulu me nettoyer un peu au robinet, dehors mais à cette heure là, l’eau est coupée. Alors je vais m’allonger sur ma paillasse
 

 Le vieux Tchang est venu me proposer une pomme. Mais c’est trop cher pour moi : 1 franc : mon salaire pour une journée ! Tchang prend des risques car il sort du camp et parle avec les paysans du coin. Il nous dit qu’il a même réussit à coucher avec une femme blanche mais, là, on ne le croit pas vraiment.

 

Il prend trop de risques, Tchang. Il a beau être rusé, si jamais la garde anglaise le surprend dehors, il sera battu à mort. Les soldats français sont moins cruels… enfin, en général, je veux dire.

 

Je n’arrive pas à me reposer. Si mes sifflements d’oreilles vont mieux, mes mains tremblent toujours… et mon esprit, lui, tourne, tourne… comme une toupie de bois…


Pendant le repas, ce soir, les gars parlent un peu plus que d’habitude. Mon histoire a fait le tour du camp et on me regarde bizarrement, un peu comme un fantôme. Il y a encore de la saucisse dans le riz et Tchang est venu m’offrir une pomme, en cadeau cette fois... Je n’osais pas accepter mais il a insisté. Je l’ai partagé avec mes compagnons dans la chambre qui ont mit longtemps, eux aussi, avant de prendre le morceau que je voulais leur donner.

On murmure que les gars de l’escorte se sont fait engueuler et qu’il n’est pas sur qu’on soit payé pour la journée entière vu qu’on a travaillé que le matin, pour ainsi dire. Ca râle drôlement dans le camp. Mais je ne suis pas certain qu’il puisse se passer quelque chose…

 
Apres l’extinction des feux, j’ai l’impression que je ne pourrai jamais m’endormir. Et puis je pense que ce fut tout compte fait une bonne journée ; à cause du riz à la saucisse, de la pomme que Tchang m’a donné, des pandas et de mon envie de pisser…oui une diablement bonne journée…

 

Je voudrais qu’il y en ait beaucoup comme cela sur les 862 qu’il me reste à faire jusqu’à la fin de mon contrat…

 

LAST IROKOI ©2009 in « HISTOIRE DE LA VIE DE TOUS LES JOURS »

 

En hommage à mon grand père, infirmier brancardier entre 1916 et 1918 sur le front mais qui ne m’a jamais parlé de « sa » guerre ni des horreurs qu’il y avait vues.

 

En hommage aux 140 000 travailleurs chinois recrutés dans le nord de leur pays par des anglais ou des français pour venir faire les travaux de terrassements que les hommes mobilisés au front ne pouvaient plus faire… leurs conditions de vie en France telles que relatées dans ce récits sont hélas conformes à ce qu’ils ont vraiment vécu. Combien sont morts sur notre sol ? On ne le sait pas vraiment car ni les anglais qui géraient ces camps dans la Somme, ni les français, n’ont vraiment tenu d’actes d’état civil pour ces « sous hommes ». Les cimetières où ils ont été enterrés, principalement dans le nord de la France, sont, aujourd’hui, de tous petits bouts de territoire chinois et les tombes parfois anonymes portant un simple matricule, parfois décorées d’idéogrammes, autant d’hommages émouvants.

 

 Quelques 2000 chinois, libérés en 1921 seulement, sont restés en France ; première vague d’immigration d’extrême orient, une plaque leur rend hommage place Baudrillard dans le XVIII ème arrondissement à Paris.

 

Pour ceux que cette histoire intéresse, une visite au site crée par les élèves de l’école Jaures-Curie de Sains en Gohelle s’impose… (http://netia62.ac-lille.fr/bull/0623897Z/default.htm)

 

Enfin, en hommage (et avec quelle humilité ! ) à A.Soljenitsyne et à son livre « coup de poing » : « une journée d’Yvan Denissovitch » à qui j’avoue avoir emprunté bien audacieusement, l’idée du titre et surtout la toute dernière phrase de son livre qui est à mes yeux, l’une des plus belles de la littérature mondiale.

 

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10 janvier 2009 6 10 /01 /janvier /2009 00:32

 

Il neigeait… il neigeait comme jamais je n’avais vu neiger… et pourtant je venais de loin, de si loin, bien après les royaumes de Savoie et du Dauphiné, bien après les marches de Provence. J’arrivais, avec mes frères en jésus Christ, d’une île en Méditerranée, de l’île de Lérins.

 

Nous marchions depuis 8 mois. Nous étions partis au printemps et quelques jours avant la Noël nous étions encore loin, si loin du but de notre voyage, la très sainte abbaye de Fleury, sur la Loire.

 

Depuis 5 jours, nous étions réfugiés dans cette humble masure, quelques pauvres planches recouvertes d’un chaume en lambeaux. Sur le sol de terre battue, quelle ne fut pas mon émotion de découvrir une table de pierre, un autel brisé, où la sainte croix gravée était toujours visible. Cette cabane était, à n’en pas douter, un sanctuaire où des offices étaient célébrés au temps jadis pour de pauvres charbonniers et leur famille. Quel meilleur refuge contre le froid et les loups pour 3 pauvres moines épuisés ? Que dieu soit loué !

 

J’avais réussi, avec un peu d’étoupe et combien d’efforts, à allumer, à même le sol, un méchant feu de bois humide qui nous réchauffait un peu. Nous mâchions de la neige mais nous n’avions plus rien à manger. Nous avions délayé, la veille, notre dernière poignée d’orge dans un peu d’eau tiédie sur le feu.  Quel serait notre repas de ce jour ? Que Dieu ait pitié de nous !

 

C’est vrai que nous étions pitoyable tous les 3. Jehan, le plus jeune d’entre nous, était allongé près du feu, brûlant de fièvre. Une mauvaise toux le cassait souvent en deux. Frère Roland, lui, était assis, un peu à l’écart, près de la porte, l’air absent. Il chantonnait sans cesse une comptine d’enfant en traçant, inlassablement, à l’aide d’un bout de bois, un réseau de traits dans la neige comme l’on fait avec sa cuiller dans la bouillie d’orge. Il était comme cela depuis le coup qu’il avait reçu sur la tête, dans les monts d’Auvergnes, en se battant avec des brigands qui voulaient nous détrousser. C’était encore moi, le plus vieux, qui était le plus vaillant, même si je sentais, jour après jour, mes forces me quitter.

 

Pauvre père Aygulf ou plutôt pauvre Ayoul le vénérable comme on t’appelait à l’époque, roide et glacé, dans ton sarcophage de pierre, voilà toute l’escorte qu’il te restait pour t’accompagner dans ta dernière demeure. 3 moines, 3 pauvres moines tremblant de froid, de peur, affamés, blessés ou malades…

 

Au départ, nous étions une quinzaine, choisis parmi les plus forts, les plus savants et les plus courageux du monastère dont 1 siècle auparavant tu étais le père abbé. Bâton en main, nous escortions d’un bon pas, le chariot tiré par 8 mules sur lequel on avait placé ton catafalque.

 

En cette année 850 du règne de notre seigneur Jésus Christ, ordre avait été donné de ramener ta sainte dépouille à Fleury comme toi un siècle auparavant tu avais ramené d’Italie, pour la plus grande gloire de notre abbaye, les reliques vénérées de saint Benoît. Pour te remercier de ce haut fait, tu avais été élu père abbé de Lérins où la mort, quelques années plus tard, t’attendait, Ayoul, martyr en Jésus-Christ, torturé et mis à mort par des pirates maures.

 

Nous n’avions ni ta vaillance, ni ta force. Tous les royaumes, tous les comtés, toutes les principautés que nous avons traversés étaient à feu et à sang. Partout, partout, nous avons trouvé le bruit, la violence, l’absence de pitié, l’enfer… que de villages brûlés, de carnages, de corps calcinés, de fosses communes mal comblées…  Et partout, partout, la faim, la misère, la maladie… les enfants maigres à faire peur, les femmes implorant du pain, prêtes à tout, sur notre passage…

 

Tous mes compagnons, un à un, sont morts, de maladie, de privations, dans des combats où le salut ne venait que de la fuite. Tous… sauf 2… en si piteux état.

 

Et à mesure que nous allions vers le nord, le froid et la neige recouvraient la terre à perte de vue…

 

Nos mules, une à une, sont mortes, parfois, de nos mains achevées car blessées ; les trois dernières ont été volées, une nuit. En un ultime effort, nous avions tiré le char sous cet abri et depuis, nous attendions… qu’attendions nous d’ailleurs ? Un miracle, oui, un miracle car je savais que seul, je ne pourrai haler le char même si la neige cessait ; je savais aussi que mes compagnons allaient mourir.

 

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Du temps a passé et plus le temps passe, plus je m’affaibli. Je n’ai plus la force de me lever. Jehan ne bouge plus depuis hier soir et Roland a cessé de chantonner. C’est le silence, l’immense silence qui s’est couché sur la forêt… Le silence, ce linceul implacable et glacé…

 

§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§

 

10 jours plus tard, une famille de paysans fuyant la guerre et la famine est passée devant le sanctuaire en ruine. Le fils aîné est entré par curiosité. Il a trouvé les 3 moines morts. L’un était allongé, raide comme la pierre, près des cendres glacées d’un foyer éteint ; l’autre, assis près de l’entrée, fixait le vide, effrayante icône de la folie ; le 3ème, son bâton en main, le corps basculé,  semblait protéger un sarcophage de pierre.

 

Sans perdre de temps, les hommes de la famille ont creusé, dans la terre durcie, une fosse où ils ont aligné, à coté du sarcophage, le corps des 3 moines vêtus de leur seule robe de bure. Les femmes ont murmuré une prière et toute la famille a reprit sa route, se promettant de prévenir les autorités dès qu’ils arriveraient en terre amie.

 

Mais, au sortir du couvert de la forêt, une bande de brigands était là, affamée, désœuvrée.

 

Pour se réchauffer, ils ont pendu les mâles, violé et éventré les femelles, égorgé les enfants puis sont repartis vers d’autres massacres, d’autres horreurs…

 

Et la neige a continué de tomber jusqu’au printemps suivant, gelant l’immense forêt… et avec la neige, la paix et l’oubli ont enseveli le sanctuaire sous lequel reposaient, invisibles, Ayoul et ses 3 compagnons de voyage.

 

§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§

 

Cette histoire est vraie. Aygulph (ou plutôt Ayoul) a connu ce court et tragique destin … la chapelle dans la forêt (au demeurant consacrée à Saint Médard) a réellement existée…

 

C’est 1 siècle plus tard, vers 950, que les premiers miracles se sont produits dans ce lieu. Des fidèles guérissaient ; Thibaud de Champagne, (le « Thibaud » des croisades) a eu vent de cela ; il fit creuser le sol : on retrouva le sarcophage du saint… et l’on construisit une église consacrée à St Ayoul, une vraie, en pierre, tellement solide qu’elle existe toujours… elle est située à 70 kilomètres, à l’est de Paris, en la bonne ville de Provins…

 

Comment ?

 

Vous vous demandez pourquoi le vieil indien que je suis, s’est intéressé à cette histoire ?

 

C’est très simple : aussi loin que je puis remonter dans ma tribu, tous les garçons aînés de la famille portent le même prénom : « Ayoul ».

 

Pourquoi ?

 

Je ne sais pas : Il me plait d’imaginer une lointaine, lointaine,  petite  arrière arrière arrière  grand-mère dont l’un des enfants est tombé malade en des temps où la Sécu n’existait pas. Je la vois dans cette église de Seine et Marnes implorant St Ayoul, lui jurant que si son enfant guérissait, tous les ainés de la famille seraient baptisés de son  prénom…

 

Ce fut le cas : Sauf pour moi

 

"Ayoul " ne plaisait pas à ma mère…

 

J’ai honte de l’écrire mais je lui en ai toujours un peu voulu…

 

LASTIROKOI © 2009 IN « HISTOIRES DE LA VIE DE TOUS LES JOURS » 

 

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2 janvier 2009 5 02 /01 /janvier /2009 22:17

La journée avait mal commencé.

 

Déjà, le matin, je m’étais coupé en me rasant, juste sous l’aile du nez, là ou ça saigne le plus.

 

Le périf était bouché comme d’habitude mais, en plus, il pleuvait. J’ai mis 2 heures pour trouver la cité ou j’allais. Je cherchais l’avenue G.Clémenceau mais mon GPS débloquait.  3 fois, il m’a fait passer devant un « Carrefour » et, à chaque fois, il voulait que je prenne tout de suite à droite… mais pas de rue, ni à droite, ni a gauche d’ailleurs, et à chaque fois que je m’éloignais du croisement virtuel, il me rappelait à l’ordre : «Veuillez rejoindre l’itinéraire conseillé ».

 

A la fin, j’en ai eu marre ; Je me suis garé et je suis parti à pied, mon dossier sous le bras.

 

J’ai avancé le long d’une avenue anonyme et déserte où les barres d’immeubles bardés d’antennes satellites ressemblent à des hérissons. Sur les pelouses grises et pelées, il y avait des caddies sans roue et des sacs à ordures éventrés.

 

Je suis arrivé devant une voie ferrée infranchissable, tout au bout de la cité. Toujours pas d’impasse et personne à qui demander son chemin. Je suis passé devant un porche où un dais funéraire claquait au vent. A côté de la lettre « L » désignant l’escalier, le « G » d’argent, initiale du DCD, était dérisoire.

 

J’ai continué de longer le grillage du train en me disant que s’il n’y avait rien au bout, je ferai demi tour.

 

Au bout, il y avait une pancarte bleue. J’étais dans mon impasse, juste devant l’immeuble que je cherchais. C’était abandonné, lugubre dans le silence. Jusqu’au 4ème , les fenêtres étaient murées ; après, elles étaient nues, encore plus pauvres.

 

Le hall sentait l’urine. Toutes les boites aux lettres avaient été arrachées sauf une dont la porte pendait. Dessus, c’était le nom que je cherchais et son étage : « 7ème gauche ».

 

L’ascenseur aussi puait la pisse. J’ai appuyé sur le « 7 » ; la porte s’est refermée en couinant et je suis monté.

 

J’ai eu beau frapper, appuyer sur le bouton de la sonnette qui restait muette et appeler la personne par son nom, rien n’a bougé, l’appartement était vide comme, du reste, ceux du palier, et ceux de l’immeuble tout entier. 

 

J’ai glissé l’avis d’expulsion pour impayé de loyer sous la porte et j’ai repris l’ascenseur.

 

J’ai appuyé sur le « 0 » et tout de suite j’ai senti que quelque chose n’allait pas.

 

Les portes ont claqué violemment en se refermant, la lumière a vacillé et la cabine a eu 2 ou 3 hoquets. Elle est descendue comme une flèche. Les étages, sur l’afficheur, défilaient de plus en plus vite… tellement vite que j’ai grillé le rez de chaussée et que la descente, vraiment inquiétante cette fois , a continué vers les sous sol.

 

Au – 5, il y a eu un grand choc. La cabine a stoppé net et les portes se sont ouvertes.

 

Ils avaient muré avec des parpaings au ras des portes. Impossible de sortir ; j’étais prisonnier derrière ce mur.

 

Cela devenait burlesque et effrayant. Je me suis énervé et j’ai appuyé comme un fou sur le bouton « appel » … aucune réaction. J’ai appelé. Rien. Alors j’ai appuyé sur presque tous les boutons… les portes se sont refermées et la cabine s’est mise a remonter…

 

On remontait même de plus en plus vite, tellement qu’on a dépassé le « 0 » sans même ralentir et même le « 7ème » pour enfin stopper entre le 9 ème et le 10 ème étage si toutefois l’afficheur disait vrai.

 

Plusieurs minutes sont passées. Silence. Plus rien. J’ai appuyé plusieurs fois sur « appel ».  Je commençais à désespérer quand une voix métallique s’est adressée à moi. Elle m’informait qu’en raison d’un dysfonctionnement dû à un acte de malveillance, il ne pouvait être donné suite à mon appel. Elle m’invita à le renouveler ultérieurement. Puis la machine a raccroché et tout est retombé dans le silence.

 

Là, j’ai vraiment pété les plombs. J’ai cogné des pieds et des poings contre le métal des portes et des parois en appelant à l’aide.

 

Cela n’a servi à rien. Je me suis fais très mal au poignet et j’ai senti brutalement que mon cœur s’emballait. Je ne pouvais plus respirer, je manquais d’air, d’oxygène pendant que la lumière baissait de plus en plus. J’étais en train de crever… j’ai tenté avec mes doigts, avec mes ongles d’écarter les portes. Ca n’a pas bougé d’un millimètre et j’avais les doigts en sang.

 

Alors, je ne sais pas pourquoi, je me suis calmé d’un coup.

 

D’un coup, j’ai compris que c’était foutu, que jamais personne ne viendrai me délivrer et que tout ce que je tenterai ne servirai à rien.

 

Tellement que lorsque j’ai senti mon téléphone portable dans ma poche, je savais déjà, avant même de l’activer, qu’aucun réseau ne serait disponible : cela ne passait pas. De même la trappe de visite technique, au plafond, ne me serait d’aucun secours ; je savais déjà qu’elle serait insoulevable : une chaine et un cadenas la tenait fermée depuis l’extérieur de la cabine.

 

J’étais pris au piège, fait comme l’un des rats que j’entendais cavaler sur le palier en couinant. J’allais crever ici. Cela m’est apparu brutalement comme une évidence, comme une fatalité. Aucun espoir. Je n’ai aucune famille, ni mère, ni père, ni sœur, aucun ami pour s’inquiéter de ma disparition et donner l’alerte. Quand à mon patron, il ne tenait pas attirer l’attention ni sur lui, ni sur moi. Je travaillais au noir.

 

Oui, rien à faire…

 

Attendre, c’est tout…

 

Sans espoir.

   

 


 

 

27 heures que je suis coincé. Il y a 2 heures que la lumière de la cabine s’est définitivement éteinte. De temps à autre, j’appuie, à la lueur de plus en plus faible de mon portable, sur les boutons de la cabine. Mais il ne se passe rien. Je sais qu’il ne se passera plus rien.

 

Je commence à avoir faim et soif et j’ai une énorme envie d’uriner… tellement que j’ai mal dans le ventre et que j’en ai des frissons de fièvre. Mais je retarde l’inéluctable car je sais que lorsque j’irai me soulager dans un coin de ma cage comme une bête, j’aurai perdu ma dignité d’homme.

 

J’espère devenir fou rapidement…

 

Ne pas savoir, ne plus savoir…

 

Ma dernière prière…

 

 



Ce sont les pompiers qui, d'après l'autopsie, ont retrouvé le corps 32 jours plus tard.

ils avaient été appelés pour éteindre un début d'incendie et en montant pour sécuriser l'immeuble, ils ont été étonnés, au 10 éme étage,  de voir tant de rats installés, attendant eux aussi l'ouverture des portes de la cabine .
 

LAST IROKOI © 2008 in « HISTOIRES DE LA VIE DE TOUS LES JOURS »


(Je ne dédie pas cette histoire à ma fille Sandrine qui deteste les rats.

Ma fille par pitié, ne lis pas ca...

Comment cela, c'est trop tard ??? )

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26 décembre 2008 5 26 /12 /décembre /2008 22:14

 

Le jour n’est pas encore levé et il fait froid. Le premier train, le train « ouvrier » comme on dit, vient d’arriver à quai. Il est 5 heures 32. L’autorail, vieux et sale, est pris d’assaut par des hommes et des femmes, mal réveillés, qui partent travailler en banlieue. Ceux qui ont une place assise, terminent leur nuit, le front contre la vitre embuée. Les autres parlent à voix basse, serrés dans la pénombre.

 

Je suis sur le quai. Moi aussi, je suis mal réveillé. J’ai mal dormi. Il faisait trop chaud dans la salle d’attente.

 

Dès que le train part, comme tous les matins, je fais ma toilette dans les lavabos du hall « arrivées ». Puis, je passe sur le quai « B », tout au bout, là où ils préparent les plateaux des voitures buffets. Ils me donnent toujours quelque chose. Ce matin, ce sont des madeleines et un chocolat chaud. J’aurai préfère du café mais ils n’en n’ont pas touché assez.

 

Juste le temps de rejoindre le quai principal, le cœur de la gare, le quai « A » : le train de nuit arrive au pas, encore couvert de l’humidité de la nuit. Un représentant de commerce en descend avec une énorme valise tandis qu’en tête, 2 ou 3 employés chargent les sacs postaux sur des chariots jaunes et bleus.

 

Les premiers temps, ils me regardaient, méfiants et puis ils se sont habitués à moi. C’est comme les agents de police. Au début, ils m’ont demandé mes papiers. mais comme j’étais en règle et que je n’ennuyais personne, ils m’ont vite foutu la paix. Maintenant, quand un nouveau qui ne me connaît pas, s’approche, soupçonneux, c’est le brigadier lui-même qui lui fait signe de laisser tomber.

 

C’est vrai que je ne fais rien de mal sur ce quai. j’attends, c’est tout.

 

L’express postal est reparti dans un grand bruit de boggies. Pendant une heure, il ne se passera presque rien. Un employé en profite pour balayer le sol en arrosant méthodiquement pour éviter que la poussière ne se soulève. Parfois passe un convoi de marchandises, exceptionnel. Les marchandises, c’est plutôt la nuit. Mais ça ne gêne pas. ça ne me réveille même plus.

 

Décidemment aujourd’hui, il fait froid. Je dois fermer, jusqu’en haut, mon vieux blouson de cuir que je ne quitte jamais, hiver comme été. C’est ma carapace, mon uniforme, une dépendance qui contient tout ce que je possède.

 

Dans la poche de droite, ma carte d’identité, presque illisible, un couteau et une clef qui n’ouvre plus aucune porte. De l’autre côté, un rasoir, un peigne et une brosse à dents.

 

Derrière le radiateur de la salle d’attente, cachés, une paire de chaussettes, un tee shirt et un caleçon sèchent. Je les lave et me change tous les jours. Rester propre : telle est ma devise.

 

C’est vers 10 heures, le matin, que la gare s’anime pour de bon. La voix nasillarde du haut parleur résonne sous la verrière et les coups de sifflet se succèdent, frêles et énergiques.

 

D’abord, il y a le tortillard qui dessert tous les chefs lieu de canton alentour et qui amène en ville les fermières avec leurs grands paniers, pour le marché. Dans les wagons, avant même l’arrêt, cela piétine en attendant la sortie tout en cancanant et ça sent l’herbe et la pomme en automne, la vache et le parfum bon marché.

 

Puis, c’est l’autorail à grande vitesse. Il arrive directement de la capitale, plein d’hommes d’affaires, l’air triste et préoccupé avec leur serviette bourrée de dossiers. Lorsque les portes pneumatiques s’ouvrent, une grande bouffée d’air vicié où l’eau de toilette se mêle au tabac anglais, s’échappe.

 

Enfin, il y a le grand train international annoncé par le haut parleur d’une voix presque feutrée. Il est parti hier des frontières orientales de l’Europe et mettra encore un jour pour atteindre les côtes septentrionales du continent. Les sleepings bleu nuit et or restent mystérieusement clos derrière leurs rideaux de velours grenat. Personne, jamais, n’en descend et pourtant, il s’arrête longtemps, longtemps…et puis, il repart, presque silencieux et toujours mystérieux. Je le suis des yeux jusqu’à ce qu’il disparaisse là bas, dans la courbe, après le poste d’aiguillage

 

Vers midi, les employés des voitures buffet ont toujours un plat chaud pour moi et une mignonnette de vin ou d’alcool. Ils ne m’ont jamais rien demandé pour cela. Aujourd’hui, j’ai de la chance. C’est de l’andouillette avec une demi-bouteille de bourgogne. Je vais manger dans la salle d’attente puis je reviens sur le quai « A ». Je m’assois sur le banc du milieu ; c’est le meilleur de la gare. Quand il fait beau, un rayon de soleil vient me chauffer le visage et quand il pleut, le bruit des gouttes d’eau dans l’air frileux m’endort Souvent, il est occupé par des voyageurs en transit. Mais aujourd’hui il est libre.

 

J’ai bien mangé et mon banc était libre. C’est une bonne journée. Je suis bien. Je ferme les yeux.

 

La gare est comme moi : elle somnole… Au loin, un diesel ronronne en chauffant et des coups de sifflet vers le quai « C » s’envolent comme des oiseaux de métal…. Je sais que le tortillard est en train de repartir vers la campagne avec sa cargaison de paysannes mais je ne me dérange pas pour si peu.

 

Je ne me relève que vers 17 heures. Juste à temps pour aller voir revenir sur le quai « C », celui qui est à l’écart, le train « ouvrier ». La même foule qu’au matin, un peu plus fatiguée peut être, toujours comme abrutie. La même buée, le même silence. Je réalise que ce train est le seul que le haut parleur n’annonce pas… Ils sortent de la gare, pesamment. Je sais qu’ils vont, presque tous, prendre un autocar pour rentrer chez eux.

 

Encore deux ou trois express. Puis l’autorail à grande vitesse qui ramène vers la capitale, ses cadres toujours tristes et préoccupés, plus rouges et fatigués qu’à l’arrivée.

 

Je n’aime pas cette heure là.

 

Souvent, vers 20 heures, le train sanitaire du régiment d’infanterie de la ville entre à quai. Là, des sentinelles font reculer tout le monde pendant que des infirmiers aux yeux tristes descendent, par les fenêtres, les civières.

 

Pour beaucoup, le voyage est terminé : on a remonté leur drap sur leur visage. D’autres, sous leurs bandages rougis, geignent doucement, comme des enfants.

 

Dans ces moments là, la gare retient son souffle.

 

Puis lorsque toutes les civières ont été chargées, au bout du quai, dans les ambulances, on évacue le grand train blanc frappé de croix rouges vers une remise interdite, jusqu’au prochain convoi.

 

Ces jours là, je dors mal. Mais aujourd’hui, aucun convoi militaire.

 

Je ne mange jamais le soir. J’attends l’arrivée du train de nuit. Celui qui, tracté par 2 motrices rouge, va vers l’est, les rideaux de ses sleeping clos comme ceux du matin. Il repart très vite, toujours silencieux, toujours majestueux.

 

Quelques rames, de marchandises ou de service pour les voies, passent encore. La gare s’endort.

 

Vers minuit, ma journée est terminée. Je rentre me coucher dans la salle d’attente. Souvent 2 ou 3 personnes sont là : un ivrogne dans son vin, une femme échevelée, un adolescent en fugue ou tout simplement un voyageur égaré… certains tentent de m’adresser la parole. Je ne réponds pas. Je ne réponds jamais. Je ne dis ni « bonjour », ni « au revoir », ni « merci », jamais. C’est dangereux les mots, je le sais.

 

Mais ce soir, c’est désert. Décidemment, aujourd’hui fut une bonne journée : d’abord il y a eu l’andouillette et le bourgogne, mon banc qui était libre, pas de train sanitaire et ce soir, la salle d’attente pour moi tout seul… oui, une diablement bonne journée.

 

Je dors déjà, roulé en boule dans mon blouson, pour être debout, demain, à 5 heures 32… pour une autre journée, une autre journée que je passerai, à attendre…

 

Pardon ?

 

Ce que j’attends ?

 

Rien.

 

J’attends, c’est tout…

 

Pourquoi ?

 

LAST IROKOI © 2008 in « HISTOIRES DE LA VIE DE TOUS LES JOURS »

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19 décembre 2008 5 19 /12 /décembre /2008 23:03

A TOUS LES ENFANTS ET A CEUX QUI ONT SU LE RESTER... CE CONTE DE NOEL

C'était un hiver atrocement froid. La forêt était recouverte d'une épaisse couche de glace bleue et figée. Les arbres tendaient leurs pauvres branches éclatées vers les nuages pleins de neige. Nulle vie dehors. Les loups terrés entre les rochers avaient trop froid pour hurler. Même le ciel restait vide. Les grands rapaces crevaient de faim dans la montagne. Seul, le vent courait sur ce royaume blanc et désolé. 

 

La nuit était tombée depuis longtemps. Pourtant, de la lumière brillait encore dans l'arbre creux. Papa et maman Ecureuil étaient penchés sur le berceau de bébé. Bébé Ecureuil dormait, malade depuis ce matin. Sa fièvre était si forte que son petit nez était tout rouge. Des frissons couraient sur sa fourrure blanche. Oui, vraiment, bébé était très malade. Sa maman avait une grosse envie de pleurer. Que faire? Que faire au fin fond de cette énorme forêt gelée? Un feu de coquilles de noix n'arrivait pas à réchauffer la petite maison. Papa Ecureuil cherchait, cherchait dans sa petite tête comment sauver bébé; car bébé allait mourir, c'était certain. Bébé avait trop de fièvre et pas de médicament.

 

C'était bête, affreusement bête, mais la grande forêt n'acceptait ni la maladie, ni la pitié. Bien sur, il y avait bien Monsieur Hibou, le Docteur. Mais il habitait si loin et avec le vent qui depuis ce matin soulevait d'énormes tourbillons de neige, Papa Ecureuil aurait été gelé à mort avant d'avoir fait trois pas dehors. Quel maudit vent! Si seulement il pouvait tomber...Cent fois, mille fois peut-être, Ecureuil s'était répété cela... Et, brusquement un grand silence se fit sur la forêt. La tempête s'éloignait, loin, vers le sud et le ciel se dégagea d'un coup. Les étoiles se mirent à briller dans le froid glacial.

 

Vite ! Il fallait profiter de la trêve, ramener Monsieur Hibou! Maman Ecureuil eut beau protester, parler des loups, de la nuit... C'était la seule solution, la dernière chance de bébé. Alors, papa Ecureuil mit son écharpe jaune, lissa sa belle queue, embrassa son fils et sa femme et... hop! Le voila parti!

 

Tout de suite, le froid et l'obscurité lui sautèrent au visage. C'était une nuit époustouflante, une nuit énorme et épaisse sur laquelle les étoiles étaient venues se brocher... Papa Ecureuil laissa sa peur derrière lui et se mit à courir.

 

Monsieur Hibou habitait à coté des sources de cristal bleu. Papa Ecureuil devrait longer la caverne aux ours. Heureusement, les ours dorment en hiver. Non, le vrai danger, c'était les loups, c'était le froid, la neige qui, doucement, se remettait à tomber, le vent qui se relevait au nord. Un instant, il eut peur; puis il pensa à sa femme si jeune, si belle, si triste et à son bébé si malade. Alors, il se mit à courir encore plus vite, encore plus fort. C’est en regardant vers le ciel et surtout en voyant l'étoile si brillante, l'étoile du Nord des hommes que brusquement, il se souvint...

 

C'était une nuit exceptionnelle que cette nuit-là. C'était la nuit de Noël! Peut-être que si le Bon Dieu... Mais non, cela ne marche que pour les hommes. Un petit Ecureuil, lui, n'a qu'a courir aussi vite qu'il le peut.

 

Il eut beaucoup de mal à réveiller Monsieur Hibou. Monsieur Hibou était un vieux garçon, un horrible vieux grognon, tout gris, tout poussiéreux et un peu égoïste.

 

"C'est vrai à la fin, les gens sont formidables: ils se marient, ils ont des enfants et ils vont s'installer au diable. Quelle idée aussi d'habiter si loin! Et les loups? Ecureuil a-t-il pensé aux loups?"

Enfin, tout en bougonnant, Hibou s'habilla, prit sa trousse et se mit en route avec Papa Ecureuil.

 

Docteur Hibou était vieux, râleur et poussiéreux mais il aimait son métier. Lorsqu’Ecureuil lui décrivit l'état de bébé, il comprit que c'était grave, très grave. Il se mit à crier après son compagnon: "mais enfin quoi, saperlipopette, pourquoi êtes-vous venu si tard? Pourquoi avoir tant attendu? Et puis, que diable, pourquoi courez-vous si lentement?"

 

En arrivant à l'arbre creux, Docteur Hibou alla directement au lit de bébé. Il ausculta longtemps le petit malade, palpa la fourrure toute blanche et trempée de sueur. Il regarda le thermomètre et écouta fa respiration courte et sifflante de bébé. Hibou fit la grimace en bougonnant. Il entraîna papa Ecureuil dans le fond de la pièce. C'était trop tard. La fièvre était beaucoup trop forte. Il ne pouvait rien faire. Bébé allait sûrement mourir dans la nuit. Bien sûr, s'il avait pu l'emmener à l'hôpital... mais, l'hôpital était trop loin, à trois jours de marche au moins... sans compter la tempête qui allait se déchaîner à nouveau, avant le matin.

 

Le silence était retombé dans l'arbre creux. Maman Ecureuil avait compris. Elle pleurait doucement. Monsieur Hibou, impuissant, était tout de même resté. A chaque instant, il venait prendre le pouls de bébé puis, se remettait à tourner en rond. Papa Ecureuil regardait dehors... regardait l'étoile, la belle étoile. Oui, Ecureuil avait raison. Il n'y avait que pour les hommes que c'était Noël. Un Ecureuil, ce n'est bon qu'à pleurer... oui... à pleurer. Et la nuit, doucement, avançait. Et la vie, doucement, quittait la petite poitrine de bébé.

 

Ce ne fut d'abord qu'un ronronnement, une vibration......une pâle lueur, lointaine dans le ciel du nord.

 

Ce fut Docteur Hibou qui, le premier, réagit.

 

- Ecoutez!

 

Cela devenait de plus en plus fort. Un bruit... un bruit d'homme... un bruit de machine volante...Un moteur, un moteur d'hélicoptère qui approchait, qui approchait.

 

Il apparut, bientôt, dans le ciel, cahotant, crachotant. C'était un vieil hélicoptère bleu qui, rasant la cime des arbres, vint se poser juste devant l'arbre creux, le secouant d'une gifle de vent.

 

Un bonhomme tout en rouge, des paquets plein les bras, en descendit: le Père Noël! C’était le Père Noël qui commençait sa tournée par la grande forêt, par la maison de bébé Ecureuil.

 

Très vite, Papa Noël comprit la situation. Il n'y avait pas à hésiter. Tant pis pour sa tournée! Il enveloppa bébé dans une couverture toute blanche et le mit dans un petit lit de poupée sur le siège avant de l'hélicoptère. Il fit un peu de place à l'arrière pour papa et maman Ecureuil et pour Docteur Hibou. Vite, en route pour l'hôpital!

 

Le médecin de garde dut se pincer plusieurs fois afin d'être bien sûr qu'il ne rêvait pas. Le pauvre! Ce n'est pas toutes les nuits qu'on reçoit aux urgences une famille écureuil, un médecin hibou et le Père Noël en chair et en os. Mais très vite, le métier reprit le dessus. Déjà, il auscultait bébé en écoutant Père Noël qui traduisait, mot à mot, le diagnostic de Docteur Hibou. L'interne posa deux ou trois questions. A chaque réponse, il fronçait un peu plus les sourcils. Il réfléchit quelques secondes. Il fallait réveiller le chirurgien. Lui seul pourrait faire quelque chose. Mais, s'il dérangeait le professeur pour un écureuil, on allait le prendre pour un fou! Tant pis, il verrait bien. De toute façon, c'était la seule solution... Alors!

 

Tout d'abord, le chirurgien se mit en colère:

 

-Le Père Noël? Un Ecureuil? Un docteur hibou? Mais vous êtes fou, mon ami, vous avez trop bu?

 

Et puis, devant l'air si malheureux du jeune interne, il mit ses chaussons, enleva son bonnet de nuit et se dirigea vers la salle des urgences... Lui aussi aimait son métier et les petits Ecureuils! Il examina bébé en promenant ses larges mains sur le ventre et l'estomac du petit malade. Il posa, lui aussi, à Docteur Hibou une ou deux questions que le père Noël traduisait. Bon! Il ne fallait pas perdre une seconde. L'opération chirurgicale était urgente. Il fit réveiller deux infirmières et alla se préparer. Avant de s'éloigner, il demanda au Père Noël de dire à la jeune maman qu'il ferait son possible, tout son possible. 

 

Docteur Hibou était resté avec l'interne dans la salle des urgences. Ils ne parlaient pas la même langue mais ils s'estimaient, et donc, ils se comprenaient. Papa Ecureuil, maman Ecureuil et le Père Noël s'étaient réfugiés dans la salle d'attente. La jeune maman était épuisée. Elle s'était assise sur le bord d'un vieux canapé vert et bondissait à chaque bruit dans le couloir. Père Noël tournait en rond, fumant pipe sur pipe. Papa Ecureuil, lui, regardait par la fenêtre, la belle étoile si brillante. Il avait eu tort: Noël, ça marche aussi, ça marche surtout pour les petits Ecureuils... et peut-être même que ça marche pour tout le monde.

 

Très longtemps après, le chirurgien, épuisé, poussa la porte de la salle d'attente. Père Noël n'avait plus de tabac. Papa Ecureuil avait vu plein de belles choses dans le ciel et maman Ecureuil se précipita. Bébé Ecureuil s'en tirerait. Cela avait été très dur mais... il était sauvé.

 

On trouva un bel arbre creux pour papa et maman Ecureuil dans le parc de l'hôpital. Monsieur Hibou devait repartir le plus vite possible pour voir ses malades. Quant à Père Noël, il courut vers son vieil hélicoptère bleu.

 

Ce matin là, les petits enfants furent très tristes devant leurs souliers vides. Puis, très vite, la nouvelle se répandit aux quatre coins de la terre par la radio et la télévision. Pour la première fois le Père Noël était en retard. Il serait en Europe vers midi, en Afrique à trois heures, en Amérique vers huit heures...Et en Australie que tard, très tard dans la soirée du 25 Décembre. Mais lorsque tous les enfants du monde ont su pourquoi Papa Noël était si en retard, aucun n'a pu lui en vouloir... et chacun voulut écrire, voulut téléphoner à l'hôpital pour avoir des nouvelles de bébé Ecureuil.

 

Il était presque deux heures du matin, le 26 décembre, lorsque Papa Noël s'arrêta, très fatigué, dans un drugstore pour boire un café et s'acheter, enfin, du tabac avant de rentrer chez lui.

 

Pauvre Papa Noël, ses yeux se fermaient presque tout seuls. Mais il eut un bon et gros sourire lorsque le speaker annonça au dernier journal de la télé canadienne que bébé Ecureuil allait très bien et jouait sans arrêt avec le hochet que le Père Noël lui avait amené.

J.F. © 1985 / LAST IROKOI © 2008 in « Histoires de la vie de tous les jours "



 

JOYEUX NOEL A TOUS ...








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