C’était un lundi matin. Il était 8 h 15 et depuis plus de 20 minutes, j’étais bloqué dans un embouteillage sur le « circulaire » de la Défense.
Il tombait une sorte de neige fondue et les tours avaient mis leur écharpe de nuages. Il faisait encore nuit et je grelottais dans l’habitacle spartiate de mon 4X4.
Un ¼ d’heure après, c’était toujours pareil. Je n’avais pas fait 200 mètres. Je commençais à m’énerver. Au loin des sirènes de police et de pompiers. Cela avait l’air grave. Certains conducteurs descendaient de leur voiture pour aller voir. D’autres éteignaient leur moteur. Moi pas. J’avais des frissons.
A 9 heures, j’avais du faire 100 mètres de plus… j’étais juste avant la caserne, pour ceux qui connaissent. Au loin, barrant toute la chaussée, une gerbe de gyrophares orange et bleu, lugubres dans le jour enfin levé.
C’est là que j’ai aperçu ce que j’ai pris en premier pour une entrée du centre commercial que je ne connaissais pas encore. Parallèle au boulevard, elle en était séparée par un imposant terre-plein de béton.
J’en avais marre. J’ai passé la première, je me suis dégagé de ma file et j’ai franchi le terre-plein… Pour ça, c’est bien un 4X4.
En arrivant dessus, j’ai compris que ce n’était pas une bretelle d’accès mais une route à 3 voies, totalement déserte, qui s’enfonçait presque tout de suite dans un tunnel, dans le ventre de la Défense.
Ma montre de bord indiquait 9 h 10 et un panneau bleu à l’entrée du tunnel m’a indiqué que j’étais sur la « A 117 » sans mentionner de direction.
C’était un tunnel très long, un intestin de béton gris éclairé par des néons blafards presque écœurant mais au moins, je roulais. Personne devant, ni dans mon rétro et quand enfin, je suis ressorti, j’étais dans une banlieue que je ne connaissais pas. L’autoroute coupait en 2 des quartiers anonymes de barres « HLM ».
J’étais prisonnier : aucune bretelle de sortie et des grillages de part et d’autre de la chaussée. Alors je roulais, je roulais toujours. Ca devenait ridicule cette histoire. Je n’allais pas rouler comme cela toute la journée…
En voulant regarder l’heure, je me suis aperçu que le tableau de bord était éteint : encore un fusible sûrement. La radio, inaudible sous le tunnel, était restée muette. Elle aussi était morte. Quant à ma montre, je l’avais oubliée sur la tablette de la salle de bain et inutile de sortir mon portable : quand j’ai voulu prévenir mon bureau depuis l’embouteillage, il ne s’est même pas allumé. J’avais oublié de le recharger, la veille. Seule, dansant sur sa ventouse collée au tableau de bord, une petite boussole m’indiquait que je roulais plein nord.
Graduellement, à la banlieue triste a succédé une plaine large et monotone sous les nuages, paysage en noir et blanc. Et toujours la route, sans limite, si ce n’est le grillage qui l’enchâssait dans le néant.
Combien de temps ai-je roulé ainsi ? Je n’en sais rien. 4 heures peut être ? C’est tout juste si je ne souhaitais pas tomber en panne d’essence… c’était idiot. Je n’avais vu aucune station service depuis la Défense. J’ai même souri en pensant que c’était bien la première fois que j’aurai été heureux de voir un péage. Mais non, rien, pas même de panneau indicateur… J’étais mal, inquiet, pas paniqué non mais vaguement inquiet… A un moment je me suis même pincé pour voir si je ne rêvais pas. Cela m’a fait mal ; donc je ne rêvais pas.
Quelle heure pouvait-il bien être ? 12 ou 13 heures environ… je commençais à avoir mal dans le dos et surtout j’avais une énorme envie de pisser. J’ai même pensé m’arrêter sur la bande d’arrêt d’urgence. Aucun risque… Depuis le boulevard circulaire, je n’avais vu aucun véhicule.
Il s’était remis à pleuvoir ; le ciel était vert bouteille et on aurait pu croire que la nuit tombait…. La route était rectiligne et les essuies glaces, eux, continuaient à bien fonctionner.
C’est tout au bout d’une longue ligne droite que j’ai aperçu les lumières. Un halot bleu et vert qui s’est précisé à mesure que j’approchais : c’était bien une station service dont j’ai emprunté la raquette d’accès.
Aucune voiture bien sur ni aux pompes, ni sur le parking… rien que la boutique illuminée de néons. Dans la pluie torrentielle, on aurait dit un navire à quai.
Je me suis rangé face à la porte et je suis entré. Silence. Les présentoirs de cartes routières et de sandwichs attendaient des clients qui n’arrivaient pas.
A la caisse, une jeune femme dans son uniforme vert et bleu ; je l’ai à peine regardée… plus que savoir où je me trouvais, m’intéressaient les lavabos où je courus soulager un besoin qui, depuis plusieurs kilomètres, m’empêchait presque de penser.
C’est en me lavant les mains que j’ai vu la caissière, derrière moi, dans le reflet du miroir, qui balayait le sol. Sans me regarder, à voix très basse, elle a murmuré :
- Ne vous retournez pas. Ils sont déjà là. Nous avons peu de temps.
J’ai voulu intervenir. Elle a légèrement haussé le ton en faisant toujours semblant de balayer.
- Non. Écoutez-moi. En sortant, je vais vous bousculer. J’en profiterai pour glisser dans votre poche un morceau de carton ou il y a un numéro de téléphone portable. Lorsque vous rentrerez là bas, vous appellerez ce numéro. Vous lui direz que tout va bien… que je suis triste d’être loin de lui… et surtout, surtout…
Là, sa voix s’est légèrement cassée…
- que je suis désolé de m’être fâchée ce matin… je n’aurai pas du… non, je n’aurai pas du…si j’avais su, oui, si j’avais su… dites lui que je ne lui en veux pas. Que j’ai compris, que je l’aime, que je l’aime …pour l’éternité…
Il y eut un silence. Je ne savais plus quoi dire. Elle était bouleversée… elle reprit enfin :
- allez, il faut y aller… passez devant… non, pas un mot…
Je lui ai obéi. A la porte, effectivement, elle m’a bousculé et j’ai senti qu’elle glissait quelque chose dans ma poche.
Dans la boutique, j’étais attendu par deux motards. Ils n’ont pas dit un mot… juste fait signe de les suivre dehors. On est sorti l’un derrière l’autre, et ils m’ont accompagné, toujours en silence, à ma voiture. Ils m’impressionnaient tellement que je n’ai rien osé leur demander…
Ce dont je me souviens, c’est qu’on est passé devant une sorte d’appentis, accolé au bâtiment. Dessous il y avait un joli scooter rouge vif, celui de la serveuse sûrement, avec sur le carénage, à l’avant, une décalcomanie qui proclamait : « j’suis une rebel’… »
Arrivé à ma voiture, celui qui semblait être le chef m’a dit : « suivez nous ».
Ils m’ont précédé et nous sommes sortis de la station, par une grille, derrière. Toujours sous la pluie, ils m’ouvraient le passage sur des petites routes sinueuses. Nous roulions à tombeau ouvert. Il n’y avait personne mais ils avaient enclenché leur sirène et leur gyrophare. Très peu de temps après, nous avons emprunté un tunnel. Ils se sont rangés sur le côté et m’ont fait signe de continuer tout droit…
C’était un tunnel gris éclairé par des néons blafards presque écœurant…
Je n’ai pas été surpris de déboucher sur une bretelle qui m’a conduit sur le boulevard circulaire de la Défense, exactement 50 mètres après l’endroit où je l’avais quitté…
De même il m’a semblé tout naturel de voir que mes cadrans fonctionnaient à nouveau… la montre de bord marquait 9 h 11.
L’embouteillage était en train de se dissiper. Ca roulait, au pas certes, mais ça roulait. Je suis arrivé à l’endroit de l’accident. Les pompiers nettoyaient la chaussée. Trois voitures et un camion étaient impliqués. Le choc avait été effroyable. La police mesurait la chaussée entre des marques faite à la craie. Plus loin, il y avait une dépanneuse : dessus, un scooter rouge avec une décalco, trop loin pour que je puisse la lire… inutile je savais ce qu’il y avait écrit dessus.
Je suis arrivé au boulot à 9 H 35. Je suis resté très longtemps, pensif, dans mon bureau, assis face à mon micro que j’avais ouvert par habitude.
Il s’est passé une heure peut être. Puis je me suis décidé ; j ai décroché mon téléphone et j’ai sorti de ma poche le morceau de carton pour composer le numéro qui était inscrit dessus.
LAST IROKOI © 2009 IN « HISTOIRES DE LA VIE DE TOUS LES JOURS »
(En hommage à Jean Cocteau)