C’est le moment que je préfère, en été, quand je sors du casino, vers 4 heures du matin, plus tout à fait la nuit mais pas encore l’aube. Cela ne dure que quelques instants ; ce frémissement de lumière à l’est ; le monde est encore en noir et blanc, les couleurs ne viennent qu’après. La température baisse d’un coup ; il fait presque froid…
Alors, je vais m’asseoir sur le muret face à la plage et je respire l’air froid à pleins poumons. Je me nettoie de ma nuit blanche et confinée.
Je suis musicien, guitariste dans une formation ; je n’ose pas dire un orchestre. De fin juin à début septembre, on est embauché par cette station balnéaire du Cotentin pour animer les soirées dansantes données au casino.
Ici, pas de jet-set, ni de people ; pas de champagne millésimé ni de bourbon hors d’age ; pas de call girl, pas d’entraîneuse. La clientèle, c’est le tout venant des campings ou des locations saisonnières, au mieux des petites demi pensions.
D’un autre côté, pas de joueurs poussés au suicide par le jeu, pas de drame, les écarts à la « boule » sont très faibles et dès que le tapis monte un peu trop, la direction ferme la table…
Du haut de mon estrade, je vois se trémousser sur les airs de leur jeunesse, ces quinquagénaires fières d’avoir osé, l’après midi sur la plage, les seins nus et leur mari, à la calvitie écarlate qui viennent de risquer et de perdre sur le tapis, une plaque de 10 euros sur le « rouge »… sont ils heureux ? Si oui, ce bonheur n’est il pas seulement lié à leur aveuglement qui les empêche de se voir tels qu’ils sont : ridicules et vieillissants
Peut être suis-je cynique ? Ou lucide ?
Moi, je le sais : je ne suis pas un bon musicien. Je ne l’ai jamais été et, à 47 ans, je ne le serai jamais. Je n’ai jamais voulu l’être. Je n’ai pas assez travaillé pour cela. Je suis un « guitar anti-héro »
Il y a des chansons qui m’énervent : surtout une : « je me voyais déjà… ». Moi, je ne me suis jamais vu en haut de l’affiche. Cela ne m’a jamais tenté, jamais intéressé. Je n’ai jamais voulu être un artiste.
J’ai raté mon bac et comme je grattais un peu une vieille guitare sèche, un copain combinard m’a emmené avec lui faire la saison avec son groupe. C’était en 69… avec 3 accords et une vieille sono pourrie, on n’y voyait que du feu.
Je n’ai justement rien vu de Noirmoutier. On jouait de 22 heures à 6 heures du matin. On s’écroulait ivre de bière sur un matelas dans l’arrière boutique d’un épicier pour ouvrir un œil vers 8 heures du soir, manger une pizza et recommencer. Je n’ai pas vu la mer, je n’ai pas réussi à coucher avec une fille et on n’a pas été payé.
Cette vie a duré 6 ans. Avec ce copain, je faisais la saison d’été à Noirmoutier et celle d’hiver à Val Cenis. Entre les 2, j’étais au chômage.
Et puis, le copain s’est marié, bien marié et il est parti s’installer dans le midi. Je ne l’ai jamais revu.
Moi, j’ai passé une petite annonce pour trouver un orchestre comme on passe une annonce matrimoniale : par raison.
Le premier qui a répondu c’est Bob, bob et ses « lux panards » (jeu de mot !).
Voila 20 ans que je joue avec lui, l’été dans le Cotentin et l’hiver, toujours à Val Cenis. Avec le chômage, je gagne autant qu’un employé de bureau.
Je suis le plus ancien musicien de Bob ; dans les années 75, on a été jusqu’à 11 ou 12 musicos sans compter les danseuses. Maintenant, avec les 2 danseuses, on arrive à 7 ou 8, jamais plus.
Bob, c’est le chanteur. 50 ans, un costume de velours grenat et une chemise blanche à jabots, Il se croit irrésistible quand il beugle dans le micro « born… born… born to be alive… ».
Il est avec Maria, une des 2 danseuses. Ils ne sont pas mariés. Elle est d’une jalousie incroyable. Dès qu’il parle avec une cliente, elle lui fait des scènes épouvantables.
Pauvre Maria… ; ridicule, elle aussi, à 45 ans passés, dans sa mini jupe à franges très « ABBA » avec ses 8 ou 10 kilos de trop…
La seconde danseuse, Eva, est plus jeune : 35 ans. C’est la sœur de Maria. Même costume à franges mais elle est plus mince, étrangement plus mince que sa sœur. Pas de sein, pas de hanche…mais un maquillage très, trop vulgaire… Elle est nympho. Il lui faut plusieurs mâles dans la soirée, qu’elle consomme tout de suite, dans les coulisses. Tous les membres de l’orchestre y sont passés. Moi, maintenant, pour avoir la paix, je ferme la porte de ma chambre d’hôtel à clef et je ne réponds plus.
Quand aux musiciens, ils ne font que passer. L’ambiance de l’orchestre n’est pas bonne car Bob se la joue « star ». Il n’y a que moi qui résiste car je m’en fous. Jouer tous les soirs les mêmes chansons, le même répertoire « années 60 », Sardou, Fugain, « la danse des canards » ou « toute la musique que j’aime » qu’on fait durer 25 minutes sur scène, c’est ennuyeux à la longue mais ce n’est pas trop fatigant…
La fatigue… la fatigue de ces nuits sans sommeil, je commence à la sentir… rare, rare que je pense à cela, à toute cette… médiocrité. Pourtant c’est tellement banal. C’est étrange, on ne pardonne pas à un artiste d’être médiocre… un guitariste qui n’est pas un virtuose, c’est forcement un raté…
Je ne me suis pas marié, je n’ai pas d’enfant, pas de famille… cela ne s’est pas fait mais je n’ai pas essayé non plus. Je pense n’être jamais tombé amoureux, de personne. J’ai couché avec des jeunes femmes puis avec des femmes de moins en moins jeunes… rarement pendant les saisons d’ailleurs, ce qui prouve qu’on dit n’importe quoi sur les mœurs « libres » qui règnent dans « mon » milieu. Non, mes aventures, c’est plutôt pendant mes périodes de chômage. L’ANPE est un bon terrain de chasse. C’est plein de femmes qui viennent de se faire larguer par leur mari et qui doivent retravailler… profiter de leur désarrois c’est un peu salaud mais je l’ai dis : je suis cynique et puis dès qu’elles apprennent que je suis guitariste, elles partent en courant, alors…
Ma seule famille, c’est ma sœur. On ne se voit presque jamais ; ni pour les réveillons, ni pendant les vacances. Elle m’invite une fois par an dans leur appartement près de la bastille. Elle est mariée à un « haut » fonctionnaire qui travaille au bureau de poste du XIème arrondissement et qui, généralement, m’ignore pendant tout le repas. Elle a un fils, Benoît qui a 15 ans.
Benoît m’admire. Il sait que je suis guitariste et lui aussi gratte une vieille Fender qu’il a acheté d’occasion. Il me demande des conseils. Je lui montre des accords au dessert. Il est content. Je crois qu’il m’aime bien. Ma sœur aussi m’aime bien.
La dernière fois qu’on s’est vu, on a parlé des notes de Benoît au lycée. Il devait redoubler. Benoît était vexé qu’on parle de cela devant moi. Il a répondu qu’il s’en fichait de ses notes et du lycée, qu’il voulait être musicien comme moi.
Son père l’a foudroyé d’un regard, noir, méchant :
- musicien ? Ce métier de jean-foutre, de bon à rien ? mais, mon pauvre garçon, ce n’est même pas un métier…
Il y a eu un grand silence autour de la table. Le haut fonctionnaire s’est rendu compte de la gaffe qu’il venait de commettre. Le pauvre, s’il avait su combien j’étais d’accord avec lui. Mais je ne lui ai pas laissé le temps de s’excuser. J’ai tapoté la main de Benoît en lui disant :
- Ton père a raison Benoît, musicien c’est pas un métier… pour toi en tout cas…
Puis je me suis levé et je suis parti. Derrière la porte, j’ai entendu ma sœur engueuler le « haut » fonctionnaire.
Le soleil vient de se lever. Lentement, je me dirige vers mon hôtel et, en marchant dans le silence de la station endormie, je repense à Benoît.
Pauvre môme, j’ai peut être, j’ai surement cassé son rêve…
Moi qui ne rêve pas… Moi qui ne rêve jamais…
LAST IROKOI © 2009 in « HISTOIRES DE LA VIE DE TOUS LES JOURS »