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13 avril 2008 7 13 /04 /avril /2008 00:00

la route pour aller à la Pointe, défoncée, ravinée par le vent et par l’eau, est épouvantable à partir du Haut-dy. Je débouche le premier sur l’éperon de sable. La cabine est là, vide. Le combiné pend, décroché de la fourchette.

 

Le vent hurle. Il tape les rochers avant d'aller cavaler dans la lande. La mer remonte. Sa grosse  voix résonne du fond de la nuit. Il fait froid. Le coin est désert. Aucune maison, aucune cabane, aucun abri alentour. L’estafette des gendarmes arrive enfin. Il faut hurler pour s'entendre entre les rafales.

 

-         Il n’y a personne.

-         Ou peut elle être ?

-         Avec ce froid et ce vent, elle a du chercher un abri quelque part.

-         L’épave, ou est l’épave ?

-         Au bout, là-bas, sur la plage.

 

Ce ne sont que quelques planches pourries dont certaines sont recroquevillées en ergots  vers le ciel. Sur le côté, une pancarte de bois, pendue à une chaîne, se balance presque ironique " S…MAR…D'EL TORO »

 

C'est un bien maigre refuge mais il abrite bien quelqu’un.

 

-         c'est une japonaise…

-         non, c'est une chinoise…ou une coréenne à la rigueur… 

 

Le gendarme Mongin a fait cinq ans dans la Légion en Extrême-Orient. Ce qui est sur, c'est qu’elle est très jeune. Douze, treize ans, pas plus. Elle n’est ni blessée, ni malade. Elle est simplement en train d'accoucher.

 

-         N’ai pas peur, je suis le médecin que tu as appelé. Je vais t’aider.

 

Elle me regarde sans répondre. J’essaie en anglais. Aucune réaction. Mongin, l’homme de la Légion, essais à son tour en chinois. Rien. Elle ne comprend pas.

 

Rapidement, je l’examine. Elle est faible, sa tension est basse. Le travail est largement commencé. Elle a perdu les eaux. Elle est intransportable. Les contractions sont fréquentes et le bébé est bien engagé. J’ai du faire la grimace car Michaud me demande :

 

-         Problème ?

-         Oui, plutôt. Il va falloir que je l’accouche sur place.

 

C’est à son tour de faire la grimace. Il me demande :

 

-         Vous la connaissez ?

-         Jamais vu ! Regardez, ses pieds sont en sang ! Elle doit venir de loin.

 

Elle a gémi faiblement. Je crois que c’est la présence des quatre gendarmes et des pêcheurs qui nous ont rejoints qui la gène.

 

-         Bon, c'est pas tout ça. Il faut des bâches pour nous abriter du vent. Amenez toute la lumière que vous pourrez trouver. Monsieur le maire, dans mon coffre, il y a deux valises noires, un jerrycan d’eau douce et un gaz butane. Pourriez-vous me les apporter ?

-         Du Butane ?

-         Oui, pour l'eau chaude !  Vous ne voulez pas qu'elle s’enrhume en plus, non ? Mongin, demandez une ambulance par radio. Elle risque d'en avoir besoin. Elle ou  son enfant, d'ailleurs. Brigadier, vous m’assisterez. Autrement, tout le monde dehors, elle va avoir besoin de respirer.

 

 

 

Il est un peu plus de 21 heures. Une des plus longues nuits de ma vie vient de commencer. J'ai deux ennemis à combattre en même temps : le froid qui se glisse sous les bâches tendues à bout de bras par deux des pêcheurs et le temps qui passe ou plutôt qui est passé depuis qu’elle m’a appelé. La petite est en douleur depuis au moins quatre heures. Pourtant, à l'examen, l'enfant semble se porter à merveille. Il faut dire que le travail est lent. Je lui fais une piqûre pour l’aider. La gamine ne dit rien. Une simple grimace lorsque la contraction est trop forte. La plupart du temps, son visage est d’une sérénité impressionnante. Elle attend. Elle n’a manifesté aucune émotion en nous voyant arriver, un peu comme si elle nous attendait. Des deux, c’est moi le plus impressionné.

 

 

Je sors quelques instant allumer ma pipe pour me réchauffer les doigts. Le tableau est un peu surréaliste. Il faut voir ces gros bonhommes de  gendarmes en uniforme, tapant la semelle et ces énormes pêcheurs en bleu de travail ou en ciré obéir à un petit toubib qui souffle sa fumée mêlée de buée blanche dans le froid. Les uns consolident les bâches, d’autres abritent le butane du vent. Michaud est resté près d’elle. Il la rassure de sa grosse voix qu’elle ne comprend sûrement pas. Qu’importe, il a le ton d’un père qui parle à sa fille.

 

Une sale nouvelle arrive par la radio. La «touristique » est coupée à dix kilomètres d’ici. Il y a cinquante centimètres d’eau à la hauteur de la Maresquière. L'ambulance de Coutances ne peut pas passer. On aura tout eu ce soir.

 


 

21 heures 40. Ça y est ! Le bébé se décide. J’aperçois le sommet de son crâne. Les contractions sont de plus en plus rapprochés. Je fais signe à la petite de pousser. Il arrive ! .. Allez, encore un effort. La gamine a crié. Ca y est, je tiens enfin le bébé tout dégoûtant. C’est un garçon. Il crachouille quelques bulles, je lui tape sur les fesses et, d’un seul coup, il couvre le vent et les vagues de son premier cri.

 

J'accomplis presque automatiquement les gestes rituels : Le cordon ombilical, une toilette sommaire et je le mets dans les bras de sa mère qui me dit quelque chose en souriant. Je m’occupe d’elle du mieux que je peux. Elle ne s’est même pas déchirée. Je m’assure qu’elle ne fait pas d’hémorragie et je les recouvre tous les deux avec toutes les couvertures disponibles.

 

 

 

 

Je sors rejoindre Michaud qui m’a précédé pour annoncer aux gars restés dehors que c’était un garçon. Tous m’entourent. On me tend une bouteille de gnole dont j’avale une grande lampée.

 

Un à un, rois mages bourrus, ils sont entrés pour regarder le bébé. Même Mongin, le vieux dur à cuir est ému. Il n’a qu’un mot : il est beau.

 

Et c'est vrai qu'il est beau. Sa petite frimousse, couleur de miel, est éclairée par un regard bleu clair sous des cheveux tout  noirs.

 

-         Bon, les gars, c’est pas tout ça… quelle heure est-il ?

-         23 heures.

-         Disons qu’il est né à 22 heures 45, le 23 décembre. Pour les nom et prénom, on verra demain à l’état civil. L'hôpital ? Toujours impossible ?

-         Toujours. La route s'est effondrée sur près de 200 m. L’armée voulait envoyer un véhicule tout terrain ; Il est au garage depuis trois jours…

-         Bon ! On va continuer à se débrouiller seuls. Il y a toujours une civière dans l’estafette ?

-         Oui.

-         On va la transporter  chez moi. Ce n'est pas l’hôpital mais c'est déjà mieux que rien. L'enfant, brigadier, je vous le confie, vous le prendrez dans vos bras. Je ferai descendre ma voiture le plus près possible. Monsieur le Maire, puis-je vous demander de nous précéder au village et de réveiller la vieille Blanche qui a été infirmière. Qu’elle change les draps de la chambre d’ami et qu’elle improvise un berceau. Elle trouvera bien quelques vêtements pour l’enfant, elle doit avoir cela chez elle, sa fille vient d’accoucher, et une chemise ou une robe de chambre pour la petite. Maintenant, ce qui leur faut avant tout, c’est de la chaleur.

 

 


Les choses ont été faites en grand à la maison. Un feu, magnifique, brûle dans la cheminée.  Le lit et le berceau sont prêts. Il y a même des fleurs sur la table de chevet et un nounours dort déjà dans le petit lit. Je n'ai pas été oubliée. Sur la table de cuisine, un repas froid m’attend avec une bonne bouteille.

 

Tout de suite, la vieille Blanche s’occupe de la petite toujours muette.

Pendant ce temps, j’ai pris l’enfant dans mon cabinet pour l’ausculter mieux que je ne l’ai fait sur la plage. Tout est normal.

 

Lorsque je le ramène à sa maman, elle dort profondément, la tête abandonnée sur l’oreiller. Blanche me confirme que la maman se porte également le mieux possible. Nous préparons un petit biberon d’eau sucrée que le vorace avale d’un seul coup et nous le couchons. Lui aussi  s’endort comme un ange.

 

Je suis fatigué. Je mange rapidement. Enfin, je peux me jeter sur mon canapé. Je n’ai même pas entendu Blanche partir.

 

 

 

Il n'est pas  huit  heures du matin lorsque que je me réveille. On frappe à ma porte. Michaud et Mongin sont là avec l’ambulancier qui est enfin arrivé.

 

- Alors, toubib, on dort encore ?

- Comment va bébé ? Tenez, ma femme a préparé cela.

 

 Il exhibe fièrement un panier plein de biberons.

 

- Et ça, c'est pour vous !

 

Dans le fond du panier, caché sous un torchon, il y a deux bouteilles de calva.

 

- Ne restez pas dehors, vous allez prendre froid.

 

Avec des précautions presque ridicules pour ne pas faire de bruit, Ils entrent. Je vais leur ouvrir la porte de la chambre.

 

La chambre est vide. La gamine et le bébé ont disparu. Le lit est fait. Dessus, elle a plié la robe de chambre que Blanche lui avait amené. Seul témoin de leur passage, un morceau de papier tout froissé sur lequel a été griffonné

«  Mercy ».


 

 

Voilà plus de dix ans que cette aventure est arrivée. Jamais personne n'a su qui était cette petite asiatique, d’où elle venait, ni ce qu’elle est devenue. Les gendarmes enquêtèrent en pure perte. Personne ne l’a vu sortir du village. Personne ne s’est rappelé l’avoir aperçu dans une des villes avoisinantes ou sur la route. Elle s’est volatilisé avec son bébé, par une froide matinée de décembre, nue pied, vêtue d’une simple robe tachée de sang. Que fuyait-elle : la police ? La justice ? Voulait-elle à tout prix rejoindre quelqu’un ou au contraire fuir un frère ou un père n’acceptant pas cette maternité nécessairement clandestine. Ce mystère ne fut jamais éclairci. Seuls deux points du voile furent levés :

 

Michaud contacta tous les ports de la région. Il apprit que dans la soirée du 20 décembre, un navire de la Marine Nationale avait accosté Au Havre, à plus de 200 kilomètres d'ici. Près de 500 réfugiés coréens se trouvaient à bord dans le cadre d'une évacuation humanitaire en transit pour la Suède. Toutefois, le capitaine a déclaré qu’aucun réfugié n’avait disparu de son bord.

 

 

En février de la même année, je suis allé rendre visite à une vieille tante qui habite à Dieppe. J'étais parti en train et j'ai raté la correspondance. Au Havre, j'avais près de 4 heures à tuer. Mes pas me portèrent instinctivement vers le port. Sur l'un des murs de la capitainerie, il y avait une énorme pancarte jaune : « docks réunis : tel: 59 21 21 56 ».

 


C'était exactement mon numéro de téléphone inversé : 56 21 21 59.

 

 

 

Au mois d'août suivant, j'ai rencontré Jane, une jeune touriste britannique qui s'était tordu la cheville. Elle n'est pas repartie le 3 septembre comme prévu. Elle m'a épousé. Nous avons deux enfants : Thomas qui aura dix ans dans deux mois, au mois d’août et Samantha, le petit diable blond qui a sept ans et plein de taches de rousseur. J'ai fait construire une grande maison blanche, juste au-dessus de la Pointe, en surplomb de la mer, celle que vous apercevez d'ici. Tous les matins, en ouvrant les volets, la première chose que je vois, c'est l’épave du chalutier espagnol. Sur la porte du jardin, j'ai vissé une plaque dorée baptisant la maison «El Toro ».

 

Lorsqu’un touriste, désignant ma maison du doigt, demande à l’un des pêcheurs du coin, pourquoi un tel nom, le gars, finaud, plisse les yeux et baisse la voix :

 

-         Crédieu, c'est que c’est toute une histoire…. Si vous avez deux minutes..."

 

Et il entraîne le badaud par le bras jusqu'au bistrot de la plage.

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