Souvent, mon oncle racontait cette histoire qu’il avait vécue au début des années 60.
Il était garçon de café et, comme il terminait souvent très tard, il devait prendre le dernier métro. Et tous les soirs, seul dans le wagon, il s’endormait pour se réveiller juste avant d’arriver à Saint augustin.
Cette nuit là, ce fut le chef de train qui le tira du sommeil en le secouant, bien avant sa destination : « il faut descendre monsieur. Un incident technique empêche cette rame de poursuivre son service… »
Mal réveillé, il jeta un coup d’œil dehors. C’était l’obscurité ; le métro ne s’était pas arrêté dans une station. Mais le chef de train le rassura :
- Mais si monsieur ; On est bien à quai, à « Saint Martin » ; d’habitude on s’arrête pas : la station est désaffectée depuis 1939[1] mais elle est encore très bien. Et puis une rame de secours va venir vous prendre dans quelques minutes ».
Et mon oncle fut propulsé dehors par le contrôleur.
Le métro redémarra laissant mon oncle seul, personne d’autre n’étant descendu, dans la pénombre de cette station fantôme.
Il était gelé et pour tout dire, pas très rassuré. De l’eau suintait des voûtes et des rats couinaient sur les voies. Les couloirs qui menaient aux sorties ou aux correspondances étaient plongés dans l’obscurité.
Il prit sur lui et fit quelques pas. Bien qu’éclairé chichement par des quintets poussiéreux, on voyait que depuis 20 ans, rien n’avait bougé. Des distributeurs métalliques proposaient toujours leurs bonbons à la menthe et sur les voûtes de faïence, les réclames pour « Banania » ou pour les cigarettes « Virginie » étaient toujours là ; ce n’était pas des affiches en papier mais des bas-relief de plâtre colorié[2]…
C’est en arrivant presque au bout du quai qu’il prit conscience d’une présence. Il y avait là un homme, debout, immobile, dans l’ombre, presque invisible.
En hésitant, mon oncle s’approcha assez pour voir que l’inconnu était correctement vêtu, tout en noir et qu’il tenait une lourde serviette de cuir à bout de bras. Il devait être relativement âgé, car il portait un chapeau ce qui, déjà en 1960, était assez rare.
Arrivé près de lui, mon oncle le salua de la tête ; l’autre lui répondit, distant.
Pour dire quelque chose, mon oncle tenta d’engager la conversation : « je me demande s’ils vont nous faire attendre longtemps ? »
L’homme ne daigna pas répondre ; peut être un haussement d’épaules, fataliste…
Ses yeux s’habituant à l’obscurité, mon oncle vit distinctement l’inconnu. Il était maigre, très maigre, d’une maigreur d’ascète et autant qu’il puisse en juger, pâle, très pâle, livide.
Son examen fut interrompu par un bruit de tonnerre qui s’élevait au loin, dans le tunnel. Cela enfla jusqu’à ce qu’une vieille motrice tirant un wagon plein de sable en débouche et passe en trombe sans même ralentir, ni tenir compte des gestes et des appels de mon oncle. Elle disparu très vite. Mon oncle était furieux.
Prenant à témoin son compagnon d’infortune, il parlait de porter plainte contre la RATP qui n’était chacun le sait que des « jean foutre » et des fainéants.
Puis il se calma ; à nouveau, le silence peuplé du goutte à goutte de l’eau et des couinements des rats. Parfois, loin, depuis d’autres tunnels, parvenaient jusqu’à eux les grondements des trains de services qui circulaient sous Paris.
Sur l’instant, cela ne l’avait pas marqué, mais il était presque certain qu’au moment où la motrice était passée, l’homme s’était reculé le plus loin possible, vers le mur, dans l’ombre, pour ne pas être vu.
Il attendit avec son drôle de compagnon, silencieux.
Il commençait à désespérer quand enfin, une rame, la fameuse rame de secours, entra en station et s’arrêta. Les portes s’ouvrirent. C’est alors que l’inconnu prit mon oncle par le bras et lui chuchota à l’oreille : « faites attention, jeune homme, vous n’êtes pas assez discret, cela n’est pas prudent. Ils sont partout…Mais je suis confiant : la libération approche, les américains sont à Dunkerque, à Dunkerque vous entendez. Alors soyez prudent, le combat continue »
Mon oncle s’est dégagé et est monté dans le wagon laissant l’inconnu sur le quai.
Le métro est reparti…
Unanimement, la famille pense que ce soir là, comme tous les soirs, l’oncle avait un petit coup de trop dans le nez et qu’il avait rêvé tout cela…
Car enfin, un combattant ignorant, 15 ou 20 ans après, que la guerre est terminée, c’est pas possible…
Ou alors dans les îles du Pacifique ou dans la Jungle birmane, loin… et encore, ce sont des japonais… fanatiques.
Mais en plein cœur de Paris… c’est impossible…
Non ?
Last Irokoi © 2008 in « Histoires de la vie de tous les jours »