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18 janvier 2009 7 18 /01 /janvier /2009 15:24

Il est presque midi, sûrement. Je travaille depuis l’aube sur la plaine. Je ne sens plus mon dos comme un vieux coolie malade.

 

Des dragons géants se sont posés ici et de leurs griffes, ils ont éventré la terre jusqu’aux enfers. Ils en ont ramené des cadavres qu’ils ont piétinés et lacérés. Maintenant, partout, jusqu’à l’horizon, ce ne sont que lambeaux d'humains à moitié enfouis dans la boue. Je dois les ramasser et, avec respect, les ranger dans des cercueils de bois brut qu’on emmène en fin de journée, de l’autre côté du village, au cimetière militaire.

 

Au début, ce n’était pas pour cela que les étrangers sont venus m’embaucher. Avec tous les hommes du village, on a signé un contrat de 3 ans pour venir travailler chez eux, en Europe où c’était la guerre. Ils avaient besoin de terrassiers. Avais-je le choix ? Chez moi, plus de travail, une misère, une famine noire. Song-li, ma 5ème fille, venait de mourir d’une mauvaise fièvre. Elle avait 6 mois. Bientôt, cela aurait été au tour des autres. Si je n’avais rien fait, ils seraient morts de faim.  

 

Alors je suis parti, comme les autres, aux premiers jours de l’automne de l’année du dragon de feu et je suis arrivé longtemps, longtemps après, en hiver 1917 comme ils comptent chez eux, dans un camp de travail, tout au nord de la France.

 

Les baraques de bois sont sales mais il y fait chaud et notre estomac n’est pas habitué à la nourriture qu’ils nous donnent mais avant, on crevait de faim. Il nous est interdit de sortir mais quand le pourrions nous ? On travaille dur de l’aube à la nuit tous les jours de leurs semaines et la mort nous a suivi jusqu’ici. Autour de moi, mes compagnons tombent d’épuisement, de maladie et des coups que, sans raison, souvent, nous recevons des gardes anglais.

 

Je crois que le pire c’est que nous ne sommes même pas certains que nos salaires arrivent bien dans nos familles…

 

les premiers temps, je posais des traverses de chemin de fer. Mais, un matin, avec une dizaine de mes semblables, on m’a emmené ici, sur l’ancienne ligne de front, pour déterrer les restes de ces pauvres bougres, tombés depuis des semaines, récupérer leurs plaques d’identité et les enterrer…

 

Là, c’est vraiment devenu l’enfer des 7 vies. Les premiers jours, j’ai fait d’horribles cauchemars où des démons sans visage, des fantômes sans forme humaine voulaient m’entraîner de force sous la terre…Peu à peu je me suis habitué même si on me dit que je hurle souvent pendant mon sommeil… j’ai eu de la chance : beaucoup de mes semblable sont devenu fous, d’autres se sont suicidés… Ce que l’on voit, ce que l’on touche durant la journée dépasse l’entendement…

 

Ce à quoi on ne se fait pas, c’est l’odeur… l’odeur de cadavre qui me colle aux vêtements, à la peau, aux mains…. L’air que je respire, l’eau que je bois et le riz que je mange, puent la mort…

 

Midi, enfin : c’est la pause. Les roulantes sont arrivées. C’est une bonne journée aujourd’hui ; dans le riz, il y a quelques morceaux de saucisses.

 

Je cherche un coin où m’asseoir pour manger tranquille, à l’écart. C’est étrange, depuis qu’on fait ce travail, on ne se parle presque plus entre nous. Chacun reste muré dans sa tête… et moi, j’ai de plus en plus de mal à me souvenir comment c’était chez moi ou le visage de Chen li, mon épouse. Quand j’y arrive, je garde le plus longtemps possible cette image comme un trésor dans mon esprit… mais cela ne dure jamais plus de quelques instants…

 

En y pensant, pendant que je mange en suivant du regard les nuages qui roulent vers la Belgique, une image me revient. C’était il y a bien longtemps ; Il gelait sur la longue plaine chinoise et la lune se reflétait sur un étang gelé. Je venais d’épouser Chen Li et nous regardions ensemble la nuit…c’est là qu’on à vu une maman panda qui aidait son bébé, grosse pelote de laine blanche, à éplucher une jeune pousse de bambou, avec tendresse, avec amour… j’étais jeune alors… je ne suis plus cet homme là.

 

Des coups donnés sur un bout de rail marque la fin de la pause et efface mon souvenir… je dois y aller.

 

Tout de suite, on vient me chercher avec 4 autres vétérans. Il y a un travail difficile. On pense qu’une patrouille de 5 ou 6 hommes a été pulvérisée par un obus. Il n’en reste que des morceaux, des mains, des pieds, des têtes abîmés. La chair a adhérée à la terre. Il faut être soigneux pour ne pas plus les déchirer et reconstituer les corps au mieux dans les cercueils. Le travail est rendu encore plus difficile car il y a un obus juste à coté qui n’a pas explosé. On aperçoit le détonateur sur son nez et au moindre faux mouvement, au moindre caillou qui roule, en route pour la terre des ancêtres.

 

On progresse lentement, avec respect, pour ces hommes qui n’ont plus rien d’humain…

 

A un moment je m’éloigne de quelques mètres pour aller pisser sur un coin de terre « nettoyé » et brusquement, un souffle, une lueur : je me retrouve projeté au sol, 10 mètres plus loin, avant même que la déflagration ne me déchire les tympans.

 

En me relevant, je me palpe partout: je n’ai rien. Avant même de me retourner, j’ai compris : la bombe a explosé. Mais ce que je vois est ahurissant… là où il y avait mes compagnons au travail, c’est un immense cratère, tellement profond que le temple de mon village pourrait y tenir tout entier. La terre est comme vitrifiée et mes semblables ont été totalement volatilisés. L’endroit a été nettoyé par le feu et par le souffle. Je regarde de tous mes yeux, les oreilles sifflantes, étonné d’être vivant. Seules, mes mains tremblent un peu.

 

Je ne sais pas pourquoi, ils nous ont tout de suite ramené au camp. Ils ont l’air embêté. Cela fait drôle de voir les baraquements vides. Il n’y reste que ceux que l’infirmerie a reconnus inapte. J’ai voulu me nettoyer un peu au robinet, dehors mais à cette heure là, l’eau est coupée. Alors je vais m’allonger sur ma paillasse
 

 Le vieux Tchang est venu me proposer une pomme. Mais c’est trop cher pour moi : 1 franc : mon salaire pour une journée ! Tchang prend des risques car il sort du camp et parle avec les paysans du coin. Il nous dit qu’il a même réussit à coucher avec une femme blanche mais, là, on ne le croit pas vraiment.

 

Il prend trop de risques, Tchang. Il a beau être rusé, si jamais la garde anglaise le surprend dehors, il sera battu à mort. Les soldats français sont moins cruels… enfin, en général, je veux dire.

 

Je n’arrive pas à me reposer. Si mes sifflements d’oreilles vont mieux, mes mains tremblent toujours… et mon esprit, lui, tourne, tourne… comme une toupie de bois…


Pendant le repas, ce soir, les gars parlent un peu plus que d’habitude. Mon histoire a fait le tour du camp et on me regarde bizarrement, un peu comme un fantôme. Il y a encore de la saucisse dans le riz et Tchang est venu m’offrir une pomme, en cadeau cette fois... Je n’osais pas accepter mais il a insisté. Je l’ai partagé avec mes compagnons dans la chambre qui ont mit longtemps, eux aussi, avant de prendre le morceau que je voulais leur donner.

On murmure que les gars de l’escorte se sont fait engueuler et qu’il n’est pas sur qu’on soit payé pour la journée entière vu qu’on a travaillé que le matin, pour ainsi dire. Ca râle drôlement dans le camp. Mais je ne suis pas certain qu’il puisse se passer quelque chose…

 
Apres l’extinction des feux, j’ai l’impression que je ne pourrai jamais m’endormir. Et puis je pense que ce fut tout compte fait une bonne journée ; à cause du riz à la saucisse, de la pomme que Tchang m’a donné, des pandas et de mon envie de pisser…oui une diablement bonne journée…

 

Je voudrais qu’il y en ait beaucoup comme cela sur les 862 qu’il me reste à faire jusqu’à la fin de mon contrat…

 

LAST IROKOI ©2009 in « HISTOIRE DE LA VIE DE TOUS LES JOURS »

 

En hommage à mon grand père, infirmier brancardier entre 1916 et 1918 sur le front mais qui ne m’a jamais parlé de « sa » guerre ni des horreurs qu’il y avait vues.

 

En hommage aux 140 000 travailleurs chinois recrutés dans le nord de leur pays par des anglais ou des français pour venir faire les travaux de terrassements que les hommes mobilisés au front ne pouvaient plus faire… leurs conditions de vie en France telles que relatées dans ce récits sont hélas conformes à ce qu’ils ont vraiment vécu. Combien sont morts sur notre sol ? On ne le sait pas vraiment car ni les anglais qui géraient ces camps dans la Somme, ni les français, n’ont vraiment tenu d’actes d’état civil pour ces « sous hommes ». Les cimetières où ils ont été enterrés, principalement dans le nord de la France, sont, aujourd’hui, de tous petits bouts de territoire chinois et les tombes parfois anonymes portant un simple matricule, parfois décorées d’idéogrammes, autant d’hommages émouvants.

 

 Quelques 2000 chinois, libérés en 1921 seulement, sont restés en France ; première vague d’immigration d’extrême orient, une plaque leur rend hommage place Baudrillard dans le XVIII ème arrondissement à Paris.

 

Pour ceux que cette histoire intéresse, une visite au site crée par les élèves de l’école Jaures-Curie de Sains en Gohelle s’impose… (http://netia62.ac-lille.fr/bull/0623897Z/default.htm)

 

Enfin, en hommage (et avec quelle humilité ! ) à A.Soljenitsyne et à son livre « coup de poing » : « une journée d’Yvan Denissovitch » à qui j’avoue avoir emprunté bien audacieusement, l’idée du titre et surtout la toute dernière phrase de son livre qui est à mes yeux, l’une des plus belles de la littérature mondiale.

 

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commentaires

C
Maintenant parlons de ce texte, non il ne m'a pas donne de cauchemards, je l'ai lu en attendant mon tram hier en allant au travail, j'etais fatiguee, ma maison me manquait et j'en avais assez de me repeter et ca m'a bien calme. Je l'ai lu deux fois et ce texte a change ma journee, j'ai decide d'arreter de me plaindre et de profiter de la chance que j'avais et voila, je sais que ce genre de chose ne dure jamais longtemps a cause de l'environnement stressant mais bon, comme je l'ai imprime il est la et je peux le relire. J'ai appris tout sur l'existence des asiatiques dans cette guerre, j'imagine qu''ils n'etaient pas tous chinois comme on a tendance a simplifier pour designer les asiatiques ? C'est tout a fait le genre d'histoire que je suis capable de finir et d'apprecier le cas echeant, court, enrichissant et plein d'emotions. Pour l''instant je crois que c'est celui que je prefere de ceux que j'ai lu ici.
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L
<br /> Bonsoir Caro,<br /> <br /> Bon ca y est je suis revenu dans mon tipi de la plaine...<br /> <br /> L'histoire de monsieur Li est l'une de celle que j ai eu le plus de mal et en meme qui qui a été le plus facile a écrire...<br /> Le plus de mal  car il en fallait pas dramatiser: cette histoire est de toutes les facons un drame inutile d'en rajouter... et par ailleurs je n vais qu'a fermer les yeux pour revoir les<br /> petits cimetières asiatique de la somme si emouvants et dignes pour laisser l histoire se dérouler... seule.<br /> <br /> Je vous souhaite une bonne soirée<br /> <br /> Très cordialement<br /> L.Irokoi<br /> <br /> <br />
C
Bonjour Tout d'abord avant de partir sur ma lecture, merci pour le commentaire sur Artaud et les choses que vous m'avez apprise par la meme occasion. J'apprends tous les jours et ce n'est pas toujours evident de le faire comprendre sans que l'on se moque ou qu'on s'imagine que j'exagere. Voila.
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L
<br /> Toujours le même et qui répond toujours à l'envers...<br /> <br /> Artaud a été pour moi une véritable révélation notamment avec tous ces écrits sur le theatre... le theatre et son double qui contient un chapitre sur le theatre balinais et un autre sur le<br /> theatre de la cruauté a vraiment été l un de mes livre de chevet quand j'étais il y a si longtemps étudiant...<br /> <br /> Quand au fait d'apprendre... je crois q u'on en cesse jamais d'apprendre... et un grand bonhomme à dit il y a très longtemps :"la seule chose que je sais c'est q ue je ne sais rien..."<br /> <br /> L.I<br /> <br /> <br />
C
Hugh au vieux sage indien,J'imprime ce texte qui promet un voyage pour lire a tete repose dans ma chambre ce soir et je reviens donner mes impressions tres vite.Caro
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L
<br /> Bonsoir Caro,<br /> <br /> merci pour ta visite sous mon tipi...<br /> <br /> La journée de M.Li est l'un des textes les plus sombres... peut être pas la meilleur chose avant de dormir...<br /> <br /> J'espere que cela ne t'aura pas inspiré de mauvais rêves.<br /> <br /> Reviens quand tu le veux; tu es toujours la bienvenue...<br /> <br /> Bonne soirée; A +<br /> <br /> Très cordialement<br /> <br /> L.Irokoio<br /> <br /> <br /> <br />
J
Bonjour Lastirokoi,Un texte difficile lorsqu'on sait qu'il relate une vérité...Bonne soirée
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L
<br /> Bonsoir Jer,<br /> <br /> Merci pour ce com'...<br /> <br /> Oui pas évident pour ces hommes "déplantés..."<br /> <br /> Très bonne semaine.<br /> <br /> A +<br /> <br /> L.Irokoi<br /> <br /> <br />
M
Je l'avais suivi, je l'avais suivi, le lien de cette classe. J'ai été aussi impressionnée que vous par cette belle initiative.Les plus petits ont souvent à nous en apprendre...
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L
<br /> Oui, en fait, je trouve que c'est rassurant; que le monde n'est pas aussi pourri qu'on le dit et qu'on le croit...<br /> <br /> Si la femme est l'avenir de l'homme, les enfants sont celui de l'Humanité... et je crois qu'on peut leur faire confiance...<br /> <br /> Bon week end<br /> <br /> L.Irokoi<br /> <br /> <br />