J’ai refermé la porte de l’auberge, derrière moi, avec difficulté, à cause du vent qui s’était levé sur la plaine, vers midi. Il m’avait suivi jusqu’à cette auberge dont il faisait grincer la chaîne de l’enseigne « Au lion rouge ». La salle commune était déserte
J’ai posé, contre le mur, mon arbalète, cet engin de mort qui, à 500 pas, clouait son homme contre un arbre, qui heurtait mon honneur d’archer. Je regrettais mon arc de bois clair qui, au moins, laissait sa chance à la cible, humaine ou animale. Avec ses ferrures et ses engrenages, l’arbalète était une monstruosité qui rendait la guerre encore plus laide, la guerre dont je rentrais, meurtri, abîmé et las. Jusqu’où ira la folie des hommes ?
Je me suis approché de l’âtre où des braises rougeoyaient. Sur le comptoir, la flamme d’une chandelle se reflétait sur les cruches de terre vernie. Dans le fond, la salle silencieuse entre les rafales de vent, était froide et humide.
J’ai appelé « quelqu’un » à haute voix et il se passa longtemps avant qu’une voix bougonne « qu’on arrivait ».
C’était un homme gras et court, sans âge. Il remontait de la cave, essoufflé, un panier plein de bouteilles poussiéreuses au milieu desquelles il avait planté une bougie pour éclairer ses pas.
Il est passé devant moi sans me saluer et commença à ranger ses bouteilles derrière le comptoir. Je me suis approché pour lui demander si je pouvais souper et avoir une chambre pour la nuit. Un moment, je me suis demandé s’il m’avait entendu. Enfin, sans cesser de travailler, il se décida :
Ø Vous êtes point d’ici.
Ce n’était pas une question, plutôt une constatation, une évidence. Je lui ai dit que j’étais un voyageur fatigué qui cherchait un refuge pour la nuit.
Il ne répondit pas mais sortit d’un placard, une bouteille de vin entamée et un gobelet, un morceau de lard, un autre de fromage et une tranche de pain. Il apporta le tout sur une table près de la cheminée.
Ø Voila, étranger, tu manges et tu files… le plus vite et le plus loin possible
Il m’avait dit cela sans menace, sans violence ; c’était un conseil tout au plus.
Ø Que se passe t il, ici, aubergiste ? est-ce la coutume de renvoyer le voyageur qui demande asile ? je peux payer. Si tu manques de chambres, un coin d’étable…
Ø Oh, non… toutes mes chambres sont libres.
Ø Et bien alors !
Ø Alors, rien, il faut que tu partes.
Toujours le même ton, calme, affable. Une étincelle sauta dans l’âtre d’un bruit sec. Le vent secoua la porte à 2 ou 3 reprises. Tout en mangeant, j’ai changé de conversation :
Ø C’est étrange ce vent… depuis ce midi, il saute, comme un démon, d’un coin à l’autre de l’horizon. On dirait qu’il est en colère
L’aubergiste s’approcha de ma table :
Ø Ecoute moi, l’ami… tu es trop curieux. Il ne se passe rien d’étrange dans cette ville, rien qui ne te regarde…
Silence. Même le vent semblait attendre ce qui allait suivre.
Ø Seulement, bientôt, ce sera nuit noire, l’heure où l’on ferme les portes. Tu ne pourras plus sortir… et si tu restes ici, cette nuit, tu risques ta peau… tu entends, c’est de ta peau qu’il s’agit ; Alors, finis ton repas et file, c’est le conseil d’un vieux soldat.
Il ne plaisantait pas. A sa voix, j’ai senti qu’il y avait quelque chose qui me dépassait, qui nous dépassait. Alors je me suis levé et j’ai voulu payer mon repas.
Ø Non, ce soir, on ne paye pas
Dans le geste de refus qu’il fit, j’ai vu qu’il lui manquait une main.
Ø La guerre ?
Ø Oui, la guerre…
Un silence, dans une rafale plus forte encore que les autres.
Ø Tu es sûr que je ne peux pas t’aider ? entre soldat…
Ø Non, tu ne peux pas. Dépêche toi : les portes vont être fermées et tu seras fait comme un rat.
J’ai repris mon arbalète en murmurant :
Ø Comme tu le veux… adieu… et bonne chance, je ne sais pas contre quoi, mais bonne chance…
J’ai fais quelques pas vers la porte. Elle était secouée par des rafales de plus en plus en colère :
Ø Attend…
Je me suis retourné…
Ø Attend, tu es capable de garder un secret ? Je ne sais pas pourquoi je vais te raconter cela… mais jure moi de ne jamais rien dire.
Je protestais de mon honnêteté
Ø Jure sur le Christ.
J’ai juré. Alors, il me fit signe de me rasseoir, posa un cruchon et deux gobelets sur la table et s’installa en face de moi en me demandant.
Ø Connais tu la date d’aujourd’hui ?
Ø Oui, nous sommes en novembre.
Ø Oui, en novembre… nous sommes le 24 novembre. Dans un mois exactement ce sera la Nativité
Il remplit les verres
Ø Et bien, tous les 24 novembre, vers midi, le vent, une vraie tempête, se lève sur la plaine et toute la journée sautant du nord au sud et d’est en ouest, il va hurler et assiéger la ville. Tu entends : tous les 24 novembre et cela depuis la nuit des temps. Je suis né ici et bien, je peux te jurer que pas une seule année n’y a dérogé.
Ø C’est étrange.
Ø Tout dans cette histoire est étrange, maléfique. Et pourtant, je ne suis pas comme ces vieilles bigotes superstitieuses, j’ai voyagé, j’ai fait la guerre, j’ai vu des pays… mais cela je ne l’ai jamais vu, ni entendu autre part.
Il but une gorgé d’alcool et reprit à voix basse :
Ø Tu n’as du voir personne en arrivant.
Ø Non, tout est désert dans ta ville.
Ø Normal, ils ont peur. Les vieux disent que ce jour là, ce sont les portes de l’enfer qui s’entrouvrent et que cela fait un énorme courant d’air. Ils pensent qu’il y a une porte sur l’au-delà, après le marécage.
A mon tour, j’ai avalé une gorgée de son tord boyau.
Ø Les vieux, peut être, mais toi qu’en penses tu ?
Ø Moi, rien, je constate c’est tout. Mais attend, tu ne sais pas tout.
Il y eu une saute de vent qui semblait protester.
Ø Cela souffle jusque vers minuit et brusquement tout s’arrête… alors dans le silence, on entend un bruit sourd, soudain ; ce sont les portes de la ville qui s’ouvrent à la volée…
C’est à cet instant là qu’il y eu dehors un bruit également sourd qui résonna dans toute la ville.
Ø Ça, ce sont les portes de la ville que l’on ferme. Je te l’avais dis : c’est l’heure… tout à l’heure, elles se rouvriront et dans la nuit, chacun derrière sa porte, le cœur battant, pourra entendre le bruit d’un chariot grinçant et des chevaux qui le tirent.
Il cessa de parler. Le vent semblait s’être fait une raison ; il feulait à voix grave.
Ø Tout le monde sait qu’il doit s’arrêter, qu’il va s’arrêter devant une porte et que son cocher va en descendre, un fouet à la main, son capuchon rabattu sur les yeux. Dans le silence, il frappera à la porte et appellera par son nom de baptême, l’un des habitants de cette maison, homme ou femme, jeune ou vieux, aïeul ou enfant, c’est selon. Comme hypnotisé, celui ou celle qui aura été appelé, se lèvera bien docilement, ouvrira la porte et montera dans le chariot qui reprendra son chemin. On ne reverra plus jamais celui ou celle qui aura été désigné et l’on ne retrouvera jamais son corps
Dans le silence et l’obscurité, malgré moi, j’ai frissonné. J’ai avalé une gorgée d’alcool. Sans le vouloir, j’ai murmuré :
Ø C’est absurde…
Ø Oui, et encore plus que cela.
Ø Personne ne s’est jamais rebellé, aucune… victime, aucun parent… ?
Ø Non, pas même moi…
A son tour, il bu une gorgée et continua :
Ø J’avais une femme de 10 ans ma cadette, elle était belle et gentille. On attendait un enfant…
Il hésita.
Ø Il y a un an, c’est devant chez nous que le chariot s’est arrêté et c’est son nom à elle qui a été prononcé… mais je n’ai rien fait, rien dit pour la retenir, je n’ai pas bougé, tu entends, pas même le petit doigt.
Il releva la tête et me regarda.
Ø J’étais mort, mort de peur… toi seul, toi seul peux comprendre. Tu as vu la mort en face sur les champs de bataille, tu sais ce que l’on ressent dans ce cas là… et bien là, dis toi que c’est cent fois, mille fois pire quand la voix résonne dans la nuit. On comprend que c’est fini, aucun recours, aucune pitié… plus d’espoir.
Silence. Il reprit la voix cassée
Ø Allez file à présent
Je le regardais sans comprendre :
Ø Les portes…
Ø Sont fermées je sais… en sortant, prend à main gauche jusqu’à la muraille d’enceinte. Un boulet l’a éventré. Tu pourras passer par là. Tu verras un petit pont de briques jaunes. Franchit le et prend à gauche, à gauche tu entends. A 5 jets de pierre, une chaumière. Si tu frappes sans dire que tu viens de ma part, on t’ouvrira.
Il me regarda en souriant.
Ø C’est ma sœur, on est fâché depuis 20 ans : tête de mule mais bon cœur. Là bas tu ne crains rien, c’est en dehors des murailles.
Avant de sortir, je me suis retourné :
Ø Pourquoi tu ne viendrais pas avec moi ?
Il sourit mais ne dit rien : j’avais compris, il attendait le chariot.
J’ai été accueilli par une brave femme aussi grasse que son frère. Je n’ai pas dormi de la nuit. Le vent s’est effectivement arrêté de hurler vers minuit mais j’ai eu beau tendre l’oreille, je n’ai entendu ni chariot, ni chevaux ; je me suis même levé pour aller guetter, sous la lune, l’ombre menaçante de la ville : je n’ai rien vu.
J’ai repris ma route vers le sud, le lendemain. C’est à la mi journée que j’ai croisé, inquiet tout de même, un chariot, un chariot tiré par 2 chevaux noirs et mené par un homme en bure sombre, la capuche rabattue sur la tête.
C’était un brave homme qui m’a demandé un morceau de pain. C’était le vidangeur de latrines, celui qui cure la merde dans les égouts de la ville…
LAST IROKOI © 2009 in « HISTOIRES DE LA VIE DE TOUS LES JOURS »