Je me souviens. On attendait l’autobus devant un disquaire. En vitrine, la pochette d’un 33 tours m’a épaté. Un chanteur, microphone en main et mèche en bataille, était debout sur son piano.
C’était en juillet 63. J’avais 11 ans. C’était la première fois qu’on ne partait pas en vacances au bord de la mer et que j’avais un premier contact – visuel – avec le rock’n roll.
Comment décrire en quelques mots « Royat », station thermale proche de Clermont Ferrant et limitrophe de Chamalières.
Royat, c’est avant tout une avenue bordée d’hôtels « où le curiste est le bienvenu », de restaurants « avec des menus spécialement étudiés pour nos amis curistes», de cabinets médicaux « agrées par l’établissement thermal », de pharmacies où l’on trouve « tout pour le curiste », de salons de thé, de chocolatiers et de boutiques de souvenirs et de pierres « semi précieuses » (- 10 % sur présentation du forfait de cure).
L’avenue se love autour du parc thermal, vrai centre névralgique de la ville où, d’après une réclame de l’époque, on trouve :
- Un hôpital thermal conventionné par la Sécurité Sociale et les meilleures mutuelles
- un établissement thermal (pour les soins ambulatoires dans et hors forfait).
- 12 sources différentes abritées sous de petits chalets de bois où « vous viendrez prendre une eau adaptée à votre pathologie (servie par des infirmières souriantes et compétentes) ».
- un casino proposant des manifestations culturelles pendant la saison thermale… (Je suis injuste c’est là que pour la première fois j’ai vu Claude Nougaro)
- des ruines de thermes romains montrant que le curiste d’aujourd’hui est l’héritier d’une tradition multi séculaire.
En un mot, Royat vit de son eau putride remboursée par la Sécu à de vieux malades comme Lourdes vit de ses miracles et Amsterdam, de ses putains. Et comme, il ne faut rien faire pour effaroucher les vieux ou fatiguer les malades (qui ne sont pas forcement les mêmes), Royat est une ville où l’on s’ennuie profondément surtout quand on a 11 ans…
Mon père avait ses soins thermaux tous les matins et faisait sa sieste tout l’après midi. Ma mère devait s’occuper de mon père et de mes deux jeunes sœurs. Pour la première fois de ma vie, j’ai bénéficié d’une certaine liberté. On m’a laissé aller me promener, seul, à la découverte de la ville.
Ce fut vite fait.
Le matin, je partais, bravement, à pied, direction le Puy de Dôme qui barrait l’horizon. J’arrivais rapidement, à la sortie de la ville, en orée de forêt où naissait la «Voie Romaine », où plutôt ce qu’il en restait, quelques dalles moussues qui pourtant faisait galoper mon imagination car il parait qu’elle allait jusqu’à Rome.
L’après midi, je tournais en rond dans le parc. Aucun jeu, aucune distraction pour les enfants ; Certains, les pauvres, cloués sur des chariots d’hôpital ; les autres, sous la garde sévère ou débonnaire de leur grands parents qui avaient tous en bandouillère, l’incontournable insigne du curiste : le petit panier d’osier contenant le verre gradué indispensable « pour prendre les eaux ».
Et puis j’étais timide…
Heureusement, il y avait sous le casino, juste à coté du bureau « tiers payant » de la Sécurité Sociale, la bibliothèque thermale. Je m’ y suis inscrit le 2ème ou 3 ème jour et je me suis installé sur un banc, avec mon livre, tout au bout du parc, à coté des ruines romaines, dans l’humidité et l’odeur de l’eau qui était partout, juste en dessous du viaduc du chemin de fer où passait tous les jours à 17 h 15, le train thermal qui arrivait directement de Paris (seulement en saison).
C’est là que, grâce à Bond, James Bond, pris au hasard sur un rayonnage de la petite bibliothèque, je me suis fait un ami, le seul du séjour, un ami que je n’ai jamais oublié de ma vie.
Lui aussi lisait sur un banc, en face du mien, un gros livre relié de cuir noir. Costume clair (blanc ?), canotier et canne posés à coté de lui, c’était un vieux, un très vieux monsieur à la chevelure blanche, immaculée qui m’a impressionné.
Perdu dans mon livre, je n’ai plus fait attention à lui : j’étais dans un train international avec une espionne russe aux yeux verts (je viens de vérifier : dans « bons baisers de Russie », l’espionne n’a pas les yeux verts !)
C’est sa voix qui m’a tiré du récit, sa voix et son ombre. Il était debout à 3 ou 4 pas de mon banc, son vieux livre relié sous le bras.
- Flemming… c’est un bon choix ; c’est très bien écrit. Cela vous plait ?
Je lui ai dit que c’était génial. Il a sourit :
- Génial peut être pas…
Il a réfléchi :
- Moi, je connais un livre génial qui parle d’aventures, de bagarres et… de femmes aussi.
Il me parlait comme à un adulte. Cela m’a plu.
- C’est Cyrano, Cyrano de Bergerac. Ils l’ont à la bibliothèque. Vous verrez, ça c’est génial… Bonne soirée et bonne lecture.
Il porta sa canne à son canotier et se dirigea vers la sortie.
Il avait une belle voix grave. J’ai hésité entre homme politique ou acteur… à la retraite. En tout cas, il n’était pas curiste : il n’avait pas le petit panier d’osier.
J’ai filé à la bibliothèque. Il était temps : cela allait fermer.
J’ai dévoré « Cyrano » en une soirée.
C’est étrange : à la première lecture, la tirade des nez ne m’a pas marqué… mais la scène de la pâtisserie et celle du duel avec Christian m’ont fasciné ; les mots, l’humour étaient étourdissants.
Je l’ai relu une seconde fois, dès le lendemain matin, dans la forêt, assis sur un tronc d’arbre, près de ma voie romaine, me surprenant à lire à haute voix, certains passages :
« Pas bien haut peut être mais tout seul. »
Il était déjà sur son banc, l’après midi quand je suis arrivé au parc. Il m’a fait signe d’approcher.
- Cela ne vous gène pas si nous parlons ici ? Comme cela, je peux surveiller la fenêtre en même temps…
me dit il en désignant le second étage d’un hôtel en face.
Agent secret… il était agent secret.
- Vous comprenez, ma femme se repose ; mais si elle a besoin de moi, elle me fait signe et je remonte tout de suite…
Et il enchaîna en me demandant si cela m’avait plu…je lui ai dit que cela était génial. Il a rit
- Décidemment, vous n’avez que ce mot là à la bouche… mais là, je suis d’accord avec vous… c’est vraiment génial.
Et il me parla de Cyrano comme plus jamais de ma vie, je n’en entendis parler : avec fougue, avec passion, avec amour. Il me faisait revivre chaque scène ; il était tour à tour De Guiche, Le Bret, Ragueneau, Cyrano lui-même et Roxane aussi…
Il me parla d’histoire ; il me parla de théâtre, il me parla de littérature, de cent auteurs, de cent livres que je devais absolument lire… Jules Vernes, Balzac, Hugo, Saint Exupéry et tant d’autres…
Mais, et c’est sûrement le plus important, il me parlait de tout cela avec humilité ; oui à moi qui n’était qu’un gamin, il demandait mon avis sur ce qu’il disait. Il y avait un véritable respect de sa part non pas parce qu’il me vouvoyait mais parce qu’il m’écoutait et qu’il prenait en compte mes remarques :
- Oui vous avez raison… vous avez parfaitement raison… mais alors ne pensez vous pas que…
Quand il se leva pour regagner son hôtel, je n’en revenais pas, je n’avais pas vu le temps passer. Il porta sa canne à son canotier et me dit :
- j’ai passé un très bon moment en votre compagnie ; je vous en remercie. Bonne soirée et… bonne lecture
Je me suis précipité à la bibliothèque qui allait fermer et j’ai pris « les 3 mousquetaires ».
Le lendemain après midi, encore attristé par la mort de Constance, assassinée par la perfide Milady (une espionne aux yeux verts ?), je suis arrivé au parc mais le vieux monsieur n’était pas là.
Tout l’après midi, j’ai guetté la porte du parc en relisant certain passages de Dumas. Il n’est pas venu. Le soir, je suis passé à la bibliothèque pour rendre le livre et en prendre un autre. La bibliothécaire m’a reconnu :
« Ah, c’est vous le jeune homme qui avez emprunté Cyrano avant-hier…
Sans me laisser le temps de répondre, elle a farfouillé sous son comptoir et en a ressorti le vieux livre relié de noir que j’avais déjà reconnu.
« Tenez, votre grand père est passé ce matin. Il a laissé cela pour vous. »
Dans le livre, il avait une lettre. Je suis revenu m’asseoir sur le banc pour la lire.
« Mon jeune ami,
Déjà, pardon de m’être fait passer pour votre grand-père. J’en ai l’age ce qui en m’en donne pas le droit… mais je crains fort que cette brave femme ne se serait pas chargé de ma commission sans ce petit subterfuge.
Je ne suis point venu au parc cet après midi bien que, j’en suis certain, vous avez emprunté et lu Dumas pour que nous en parlions ensemble. Vous voyez, je suis moins fidèle en amitié que Cyrano ne le fut en amour : Bien que blessé, il n’aurait manqué pour rien au monde son dernier rendez vous avec Roxane.
Malheureusement, ma pauvre épouse a fait un malaise très sévère cette nuit et nous avons du la rapatrier sur Paris en ambulance. Aussi, pour me faire pardonner ce faux bond, je me permets de vous faire passer ce livre qui ne m’a jamais quitté depuis que mon grand père me l’a donné. Il m’a même suivi jusqu’en Allemagne pendant la guerre. Je n’ai pas de descendance et je suis heureux de vous le transmettre en souvenir de notre conversation d’hier. Vous ne pourrez pas le lire tout de suite car il est en grec, en grec ancien.
Apprenez le grec, le grec antique, mon jeune ami,… cela ne vous rapportera pas un centime… j’en sais quelque chose mais, vous verrez, le grec ancien, c’est… « Génial »
Ce sont les tragédies d’Eschyle, les premiers textes de l’histoire de l’Humanité écrits alors que la terre, à l’échelle de l’univers, sortait à peine de la préhistoire…et pourtant, Eschyle avait déjà tout deviné, tout compris de la vie…et tout inventé du théâtre…
Je vous souhaite une bonne fin de séjour… et surtout, de bonnes lectures… »
Je n’ai pas pu déchiffrer la signature.
Je n’ai jamais revu ce vieux monsieur et je n’ai jamais su qui il était vraiment mais il n’y a eu, grâce à lui, dans ma vie, plus aucune journée, sans livre…
LAST IROKOI © 2009 in « HISTOIRES DE LA VIE DE TOUS LES JOURS »