Il pleut depuis plus d'un mois. Le matin, je me réveille bercé par l'éternel chuchotement de l'eau qui coule, goutte à goutte, de tuile en tuile, de pierre en pierre.
Toute activité dans le village est comme anesthésiée. Des silhouettes confuses déambulent le long du rivage puis vont se réfugier au bistrot, sur la place. La lumière des vitrines ne perce pas la brume.
J'existe dans cette petite ville depuis 3 ans. Je me suis installé dans une maison du bord de mer lorsque j'ai quitté ma femme. J'y vis seul avec un chat qui était déjà là à mon arrivée.
Des voisins ont appris, je ne sais pas trop comment, que j'étais médecin à Paris. Un à un, timidement, ils sont venus me voir. Voilà près de deux ans maintenant que, bien que retraité, je soigne tout le village. Il faut dire que le premier confrère est à 15 kilomètres d’ici, à Coutances. Je ne demande pas d’honoraires mais les gens d'ici n'aiment pas devoir quelque chose à quelqu'un. Alors, ils me règlent leur consultation en cidre ou en calva, voire en petits services, en coups de main. Autant dire qu’avec ma pension militaire, ma retraite et certains revenus que j’ai gardés de ma première vie, je vis ici comme un roi. J'ai une vie simple et tranquille. J'ai la mer et l’estran au pied de mes fenêtres, à perte de vue, depuis ma bibliothèque ou mon salon, le vent qui rythme mes jours et mes nuits, mes rêves et mes pensées.
Ce doit être l’hiver depuis hier et Noël, après-demain. Je suis passé à la librairie de Coutainville, ce matin. Dans sa vitrine, il y a une belle crèche avec des automates animés. La charcuterie de Gouville expose des dindes et des oies, des chapons habillés de papier, gavés de marrons. Je réveillonnerai avec le Maire et le curé, puis je rentrerai lire derrière la fenêtre de mon bureau. La météo prévoit une tempête pour la nuit de Noël. Gerbes d'écume et guirlandes de déferlantes sur les grandes orgues du vent. Aucune avenue de la Capitale ne sera aussi étincelante.
Il est cinq heures du soir. Je suis dans mon fauteuil préféré. Je fume une pipe en écoutant la pluie et le vent jouant sur l’estran.
C'est dans le silence pétillant du feu de bois que la sonnerie du téléphone a éclaté.
- J'écoute.
- Venez m'aider. J'ai mal... J'ai très mal.
C'est une voix jeune, très jeune, presque une enfant me semble-t-il, avec un accent étrange, indéfinissable.
- Qui êtes-vous ? Ou êtes-vous ?
- j'ai mal, Très mal...
La fin du mot s'est perdue dans une plainte.
- Allo, Dîtes moi où vous vous trouvez. Je peux vous aider mais il faut me dire où je dois aller.
- ... Mal...
- Essayez de vous calmer. Respirez, respirez à fond...
- ... taureau...
- ... Je vous écoute... Je ne comprends pas. D'où appelez-vous ?
- ...tau... reau...
Brutalement, la communication est coupée. Bêtement, je répète 2 ou 3 fois "allo ". À l'autre bout, il n'y a plus qu'un " bip-bip" énervant. Je raccroche enfin.
Depuis près de 3 ans, je n'avais plus de problème. C’est d’ailleurs pour fuir les problèmes que j’avais divorcé. Pourtant, les emmerdes, c'est comme le vélo, on n'oublie pas. Je reprends le téléphone.
- La gendarmerie ? Le brigadier Michaud, s'il vous plaît.
- Salut, toubib. Quel bon vent ?
- Une tuile…
- Pas étonnant. Avec la tempête qui monte, elles vont toutes voler.
- Sérieux. Je viens d'avoir un appel d’une gamine malade ou blessée.
- Ou est-elle ?
- Justement, c'est le problème. Elle semble très faible. Elle n'a rien pu me dire si ce n'est »j’ai mal » et «taureau ».
- « Taureau » ?
- Oui, c’est cela «taureau». Vous ne voyez pas dans la région, une ferme avec une de ces bestioles et une gamine du 12 ou 13 ans
- Plusieurs fermes, dans le coin, ont un taureau…Quant aux gamines…
- Ecoutez, la gamine en question avait un accent.
- Un accent ?
- Oui, un accent. Un drôle d’accent. Etranger... africain peut-être... Non, même pas... Un accent, quoi.
- Non, je ne vois rien qui ressemble à cela. Bon, je préviens le Maire, je rassemble les hommes et on se retrouve au bistrot.
- D’accord brigadier, mais faites vite, cette gamine avait l'air mal en point.
- On fonce, ne vous en faites pas.
La gamine m’avait appelée vers 17 heures 20. Il est près de 17 heures 30 lorsque je prends ma 4L. Si jamais la petite a une hémorragie !
Malgré l'humidité, ma voiture démarre tout de suite. Depuis que j'ai guéri le garagiste d'une énorme crise d’hémorroïdes, j'ai le meilleur moteur du pays.
J'arrive au bistrot en même temps que Mathieu le maire. Tous les habitués sont là. Le patron me verse un calva.
- Le brigadier n'est pas encore là ?
- Pas encore, il arrive.
Mathieu lève la voix.
- Hé ! Les gars, venez. Le toubib a des problèmes. Racontez, toubib.
Ils sont tous venus autour de moi et ils écoutent. Lorsque j'ai fini, un grand silence règne dans la pièce. Puis l'un d’eux se décide.
- Une môme étrangère dans le coin, je vois pas.
- Des taureaux d’ici à Lessay, y en a, crédieu !
- Peut-être à la " Groucerie " ou aux «miellettes ».
- Non, y z’ont pas le téléphone.
- Les Rigeaux, y s’raient pas à la ville pour trois jours ?
- Y a pas de môme, chez eux.
- Hé ! Qui sait ?
Eugène le cantonnier pousse soudain un cri.
- Mais, toubib, si elle rappelle chez toi, la petite, y a plus personne.
- Merde, je n'y avais pas pensé...
- Passe-moi ta clef, j’y vais.
Tout le monde le prend pour un simplet, le gars Eugène. N’empêche que c'est lui qui a la première bonne idée de la soirée.
- Eugène...
- Ouais ?
- Il y a un litre de calva dans le buffet.
- merci, toubib, t’es un chef.
A peine est-il sorti que les gendarmes, trempés de la tête aux pieds, entrent. Michaud vient vers moi.
- Alors, rien de neuf ?
- Non, et vous ?
- Rien, ça ne dit absolument rien à personne. Aucune gamine étrangère recensée dans la circonscription. Par contre, il y a des taureaux dans plusieurs fermes. Pas moins d’une dizaine à trente kilomètres à la ronde. Et toi, Mathieu, une idée ?
- Rien.
Je finis mon calva.
- Ce qui m'intrigue, c'est qu’elle m’ait appelé, moi, précisément moi ?
- Ben, parce que t’es toubib.
- Non, prenez le Bottin, vous verrez. Pour les PTT, je ne suis que Pierre Cheffert, tout simplement, pas le docteur Pierre Cheffert.
- C'est donc quelqu’un du village ou du moins quelqu'un qui connaît une famille du village.
- Si vous l'aviez rencontré à Paris ?
- Peut-être. Cela ne nous avance guère.
- Elle est forcément dans une ferme.
- Brigadiers, il faut faire vite. Voilà maintenant près d'une heure qu'elle m'a appelé.
- Il faut se rendre dans toutes les fermes où il y a un taureau. C’est la seule solution. Y a-t-il des volontaires ?
Tous les hommes du bistrot se lèvent.
- Bon, prenez vos voitures. Vous quatre, faites le nord, passé Lessay, jusqu’à la «carbonnerie ». Prenez cette carte. Vous avez cinq fermes à visiter. Au sud, jusqu’à Gouville, il y a ces trois là à voir. C’est pour vous deux. Nous, on remonte à l’est, jusqu'à la Touristique, on fait les autres. N’hésitez pas à questionner les gens. Ils auront peut-être remarqué quelque chose ! Vous, toubib, restez ici et tenez-vous prêt. Si on la repère, on vous appelle."
Ils sont tous sortis dans le froid.
Je suis resté seul avec deux vieux pécheurs qui jouent aux dominos. La patronne est descendue en robe de chambre. Elle s’affaire derrière le bar, remuant des bouteilles, lavant des verres déjà propres.
A mesure que la marée monte, la tempête enfle et se gonfle de bruit et de fureur. Derrière les vitres, la nuit se sature de sel et de vent.
Ma longue attente commence. De quart d’heure en quart d’heure, le téléphone sonne.
- Rien à la «Lucasserie».
- Rien «à la Paperie».
- Rien »au Château Blanc»... On continue.
19 heures, 19 heures 15, 19 heures 30...
Mille fois, je repasse dans mon esprit le film de la communication téléphonique. Combien de temps cela a-t-il duré ? 30, 40 secondes... Je cherche, je cherche désespérément le détail, le petit détail. Mais rien, rien, aucun bruit en arrière fond. Pas de sirène, pas de musique. Rien que la petite voix faible, rien que ce " j'ai mal " et ce taureau étrange, énigmatique.
20 heures 10. Il rentre tous, bredouilles. Michaud est sombre.
- Désolé, toubib, rien. On a tout ratissé. On a même été aux abattoirs de Lessay. Personne n'a rien vu.
Les hommes sont abattus et découragés. Ils se sont assis, fatigués et boivent du calva pour se réchauffer. Le brigadier réagit :
- Bon, on va continuer. Il faut élargir les recherches. On a déjà averti les brigades voisines. On va lancer l'alerte sur tout le département. Allez, secouez-vous les gars ! La nuit va être longue. Vous, toubib, vous rentrez chez vous. On vous alerte dès qu'on a quelque chose.
C’est en sortant, au moment de prendre ma voiture que j'ai vu la cabine téléphonique devant l’arrêt du car. Le «bip-bip» ! Une cabine, elle appelait d’une cabine ! Ca a coupé brusquement parce qu'elle n'avait plus de pièce. Je rentre à toute volée dans le café.
- il y a combien de cabines téléphoniques dans le coin, les gars ?
- Quatre ou cinq, pourquoi ?
- la petite, je suis sur qu'elle appelait d'une cabine.
Un des petits vieux lève la tête de ses dominos.
- La cabine de la Pointe, pour les touristes.
- Quelle pointe ?
- Celle du «Becquet », pour sur !
- Quoi, pépère, la cabine du Becquet ? Y’a pas de ferme, là-bas !
- Je sais bien, gamin, qu’y a pas de ferme là-haut. J’allais y sauter les donzelles, avant même que ton grand-père ait son premier pantalon.
- Calmes toi, pépère, calmes toi. On sait bien que tu sais bien qu'il y a pas de ferme.
- Non, jamais. Jamais eu de ferme au « Becquet», sacré nom ! Y a une épave de chalutier, elle est plantée hors d’eau, au bout de la plage. Tu t’souviens, Marcel, c'était en 53 ! Quelle tempête ! Crénom !
- Ah ouais, vain Dieu, çà oui, je m’rappelle. Ç’avait soufflé, ce jour là.
- Même que c’est com’ça qu’le bateau a été précipité sur les bancs. C’est pas pour rien qu’ici, on s’appelle la côte de la déroute…
- Et le toit de l’église de Créance, Tu t’rappelles, y s'était r’trouvés dans le jardin de l’Alphonse. Même que la femme de l'Alphonse, l’Amélie, tu te souviens, crénom, quelle belle salope, l’est partie en jupons chez le curé gueuler, mais gueuler ! On a soif, la patronne ! Un gloria, sacré nom, un gloria !
- Mais, nom de Dieu, pépère, La tempête, l’épave, et alors !
- Ben, le chalutier, l’était espagnol.
- Oui, même qu'on comprenait rien à ce que disaient les marins qu’on avait tiré de c’t sale passe.
- Rien du tout, ça, t’as bien raison, gars.
- Et alors ?
- Son nom, au chalutier, tu t’rappelles pas son nom,... C'était " Santa maria d'el toro ".
- Nom de Dieu, c'est là-bas ! Vite ! ...
L;IROKOI 2008